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à leurs misères. Ces faméliques soldats semblaient amenés tout exprès dans le plus gras pays du monde pour mieux sentir la famine. La lourde et plantureuse opulence des Pays-Bas, étonnante dans les églises, les châteaux, les abbayes, les splendides cuisines de moines, était pour nos maigres compatriotes un sujet trop naturel d’envie et de tentation[1].

Cette armée enthousiaste, dans la naïve exaltation du dogme révolutionnaire, se trouvait dès son début placée dans l’alternative de prendre ou de mourir de faim. Toutefois Dumouriez l’avoue (et il faut le croire, il est peu suspect de partialité pour l’armée qui le chassa), elle tenait encore tellement aux principes, cette armée, elle se ressentait tellement de la pureté sublime de son premier élan, qu’elle souffrit de se voir devenir, par nécessité, voleuse et pillarde. Elle rougit, s’indigna de sa

  1. Le confortable des gros bourgeois oisifs, solidement nourris, continuant les repas à l’estaminet par une bière nourrissante, l’aisance ou plutôt la richesse des simples curés, donnaient beaucoup à penser à nos soldats philosophes. Quelles étaient leurs impressions, on le devine de reste, quand le soir, entrant avec un billet de logement chez quelque bon bénéficier, ils regardaient, au feu bien clair, le chapon ecclésiastique tourner sous les belles mains des cuisinières de Rubens ? — Le Français libérateur, qui venait de débarrasser le pays des Autrichiens, n’en était pas mieux reçu. L’accueil douteux qu’il obtenait témoignait qu’au fond le prêtre eût mieux aimé voir encore ces Autrichiens tant maudits. L’humeur venait lorsqu’en causant, le gras pharisien régalait son hôte du raisonnement ordinaire que nous avons cité déjà : « Si c’est la liberté qu’on nous apporte, qu’on nous laisse libres de nous passer de la France », c’est-à-dire d’appeler l’Autriche, d’abdiquer la liberté. — Nos soldats n’étaient pas des saints. Leurs vertus d’abstinence, fort ébranlées par ce contraste de misère et de jouissances, l’étaient naturellement plus encore par de tels raisonnements. La tentation était forte pour le révolutionnaire qui arrivait à jeun, de dévorer le chapon d’un homme qui raisonnait si mal.