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une puissance morale qu’il n’avait nullement avant 1789[1]. Le paysan pouvait consulter deux personnes : le procureur, le prêtre ; du moment que celui-ci ne leva plus la dîme, il fut seul consulté. Ses conseils, appuyés, répétés, inculqués jour et nuit par la femme, devinrent irrésistibles.

Et pourquoi ces conseils du prêtre furent-ils si violemment hostiles pour la Révolution ?

Faut-il en chercher la cause dans l’opposition (très réelle) des principes révolutionnaires aux doctrines du christianisme ? Non, cette opposition, que nous avons marquée ailleurs (voir notre Introduction),

  1. Nulle époque ne fut plus morte, comme sentiments religieux, que celle qui précéda immédiatement la Révolution. Mon père m’a souvent raconté que dans sa ville natale, Laon, et dans bien d’autres villes, comme Laon, peuplées de prêtres, l’opinion générale leur était, non pas indifférente seulement, mais plutôt hostile. Il devenait difficile de recruter le corps ecclésiastique, surtout de trouver des moines. Au couvent de Saint-Vandrille, construit pour mille moines, il n’y en avait plus que quatre. Les couvents employaient mille caresses, mille flatteries pour attirer une recrue. Près de Laon, il y avait un vaste monastère de chartreux (au val Saint-Pierre), énormément riche, qui, disait-on dans le pays, occupait dix-neuf villages, faisait travailler quatre-vingt-dix-neuf charrues. Ces moines n’étaient plus que douze, et ces douze s’éteignaient, sans trouver à se remplacer. Ils tâchaient d’attirer mon père, fort jeune alors, l’invitaient et le cajolaient, s’efforçaient de l’amuser. Ils ne pouvaient lui cacher cependant qu’ils mouraient d’ennui ; toute leur ressource était de se créer quelque amusement futile ; l’un d’eux élevait des serins, un autre jardinait un peu, un troisième taillait des jouets. Le seul qui fût un homme sérieux disait toujours aux étrangers : « Ne vous faites jamais chartreux. » Et pour ce crime ses chefs l’envoyaient souvent à la discipline. Un jour par semaine, les chartreux traitaient magnifiquement, en maigre, selon la règle de l’ordre. Force parasites venaient, surtout de la pauvre noblesse. Les deux ou trois dignitaires principaux de la maison allaient et venaient, sous prétexte d’affaires, menaient grand train, belles voitures, dînaient hors de la maison, faisaient de petits voyages, souvent avec de belles dames, qui couchaient dans les bâtiments extérieurs du couvent ; personne ne s’en scandalisait. — Mon père voyait trop bien cet intérieur pour être tenté de se faire chartreux. Les couvents de femmes, qu’il connaissait très bien aussi, lui