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La Révolution, à bien regarder, malgré le grand nombre de ceux qui combattaient pour elle, avait des chances inférieures. La force militaire était de l’autre côté. Ce qu’elle avait, c’était la force morale, la colère et l’indignation, l’enthousiasme, la foi.

Quelles étaient les pensées de cette grande population, la terrible inquiétude des femmes et des familles, quand on entendit sonner le tocsin, nous le savons par un témoignage bien touchant, celui de la jeune femme de Camille Desmoulins, la belle, l’infortunée Lucile[1]. Nous reproduisons, sans y changer un mot, cette page naïve :

« Le 8 août, je suis revenue de la campagne ; déjà tous les esprits fermentaient bien fort ; j’eus des Marseillais à dîner, nous nous amusâmes assez. Après le dîner, nous fumes chez M. Danton. La mère pleurait, elle était on ne peut plus triste ; son petit avait l’air hébété. Danton était résolu ; moi je riais

  1. Une précieuse miniature de Lucile existe dans la collection du regrettable colonel Maurin, que nous venons de perdre. Cette collection, que l’État devrait acquérir, sera peut-être vendue en détail. Je prie, dans ce cas, l’acquéreur de la miniature de la donner au Musée (en attendant le Musée révolutionnaire qu’on devrait former). Cette chose appartient à la France, moins encore comme objet d’art que pour sa valeur historique. Lucile, dans ce portrait, est une jolie femme d’une classe peu élevée (Lucile Duplessis-Laridon). Jolie ? Oui, mais surtout mutine, un petit Desmoulins en femme. Son charmant petit visage, ému, orageux fantasque, a le souffle de la France libre. Le génie a passé là, on le sent, l’amour d’un homme de génie. Elle l’aima jusqu’à vouloir mourir avec lui. — Et pourtant eut-il tout entier, sans réserve, ce cœur si dévoué ? Qui l’affirmerait ? Elle était ardemment aimée d’un homme bien inférieur. Elle est bien trouble, en ce portrait ; la vie est là bien entamée, le teint est obscur, peu net… Pauvre Lucile, j’en ai peur, tu as trop bu à cette coupe, la Révolution est en toi. Je crois te sentir ici dans un nœud inextricable ! Hélas ! comme il va être, ce nœud, par la mort, vivement coupé !