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pelait Emmanuel Kant ; lui, il s’appelait Critique. Soixante ans durant, cet être tout abstrait, sans rapport humain, sortait juste à la même heure et, sans parler à personne, accomplissait pendant un nombre donné de minutes précisément le même tour, comme on voit aux vieilles horloges des villes l’homme de fer sortir, battre l’heure et puis rentrer. Chose étrange, les habitants de Kœnigsberg virent (ce fut pour eux un signe des plus grands événements) cette planète se déranger, quitter sa route séculaire… On le suivit, on le vit marcher vers l’Ouest, vers la route par laquelle venait le courrier de France…

Ô humanité !… Voir Kant s’émouvoir, s’inquiéter, s’en aller sur les routes, comme une femme, chercher les nouvelles, n’était-ce pas là un changement surprenant, prodigieux ?… Eh bien, non, il n’y avait nul changement en cela. Ce grand esprit suivait sa voie. Ce qu’il avait jusque-là cherché en vain dans la science, l’unité spirituelle, il l’observait maintenant qui se faisait de soi-même par le cœur et par l’instinct.

Sans autre direction, le monde semblait se rapprocher de cette unité, son but véritable, auquel il aspire toujours… « Ah ! si j’étais un, dit le monde, si je pouvais enfin unir mes membres dispersés, rapprocher mes nations ! » — « Ah ! si j’étais un, dit l’homme, si je pouvais cesser d’être l’homme multiple que je suis, rallier mes puissances divisées, établir la concorde en moi ! » Ce vœu toujours