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avides, le pauvre petit dépôt de la vérité proscrite, l’œuf fragile qui pouvait sauver le monde, s’il arrivait à l’autel…

D’autres riront… malheur à eux !… Moi, je ne rirai jamais à la vue de ce spectacle… Cette farce, ces contorsions, pour donner le change aux monstres aboyants, pour amuser ce peuple indigne, elles me percent de douleur… Ces esclaves que je vois passer là-bas sur l’arène sanglante, ce sont les rois de l’esprit, les bienfaiteurs du genre humain… mes pères, ô mes frères, Voltaire, Molière, Rabelais, amis chéris de ma pensée, est-ce donc vous que je reconnais, tremblants, souffreteux, ridicules, sous ce triste déguisement ?… Génies sublimes, chargés de porter le dépôt de Dieu, vous avez donc accepté, pour nous, ce difforme martyre, d’être les bouffons de la peur ?…

Avilis !… oh ! non, jamais ! Du milieu de l’amphithéâtre ils me disaient avec douceur : « Qu’importe, ami, qu’on rie de nous ? qu’importe que nous subissions la morsure des bêtes sauvages, l’outrage des hommes cruels, pourvu que nous arrivions, pourvu que le cher trésor, mis en sûreté sur l’autel, soit repris par le genre humain qu’il doit sauver tôt ou tard ?… Sais-tu bien quel est ce trésor ? La Liberté, la Justice, la Vérité, la Raison. »

Quand on songe par quels degrés, quelles difficultés, quels obstacles, surgit toute grande pensée, on s’étonne moins de voir les humiliations, les bassesses où peut descendre, pour la sauver, celui qui l’eut une fois… Qui nous donnera de pouvoir suivre,