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HISTOIRE DE FRANCE

de la croisée gothique, de cet œil ogival[1], quand il fait effort pour s’ouvrir, au douzième siècle. Cet œil de la croisée gothique est le signe par lequel se classe la nouvelle architecture. L’art ancien, adorateur de la matière, se classait par l’appui matériel du temple, par la colonne, colonne toscane, dorique, ionique. L’art moderne, fils de l’âme et de l’esprit, a pour principe, non la forme, mais la physionomie, mais l’œil ; non la colonne, mais la croisée ; non le plein, mais le vide. Au douzième et au treizième siècle, la croisée, enfoncée dans la profondeur des murs, comme le solitaire de la Thébaïde dans une grotte de granit, est toute retirée en soi ; elle médite et rêve. Peu à peu elle avance du dedans au dehors ; elle arrive à la superficie extérieure du mur. Elle rayonne en belles roses mystiques, triomphantes de la gloire céleste. Mais le quatorzième siècle est à peine passé que ces roses s’altèrent ; elles se changent en figures flamboyantes ; sont-ce des flammes, des cœurs ou des larmes ? Tout cela peut-être à la fois.

Même progrès dans l’agrandissement successif de l’Église. L’esprit, quoi qu’il fasse, est toujours mal à l’aise dans sa demeure ; il a beau l’étendre[2], la varier, la parer, il n’y peut tenir, il étouffe. Non, tant belle soyez-vous, merveilleuse cathédrale, avec vos tours, vos saints, vos fleurs de pierre, vos forêts de marbre, vos grands christs dans leurs auréoles d’or, vous ne pouvez me contenir. Il faut qu’autour de l’église nous bâtissions de petites églises, qu’elle rayonne de chapelles[3]. Au delà de l’autel, dressons un autel, un sanctuaire derrière le sanctuaire ; cachons derrière le chœur la chapelle de la Vierge ; il me semble que là nous respirerons mieux ; là il y aura des genoux de femme pour que l’homme y pose sa tête qu’il ne peut plus soutenir, un voluptueux repos par delà la croix, l’amour par delà la mort… Mais que cette chapelle est petite encore, comme ces murs font obstacle !… Faudra-t-il donc que le sanctuaire échappe du sanctuaire, que l’arche se replace sous les tentes, sous le pavillon du ciel ?

  1. On donne pour racine au mot ogive le mot allemand aug, œil ; les angles curvilignes ressemblent aux coins de l’œil. (Gilbert.)
  2. Au treizième siècle, le chœur devint plus long qu’il n’était comparativement à la nef. On prolongea les collatéraux autour du sanctuaire, et ils furent toujours bordés de chapelles.
  3. Ce fut surtout au onzième siècle qu’on employa généralement cette disposition.