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HISTOIRE DE FRANCE

pas l’église elle-même ; ce sera le travail délicat de ses ornements, la frange de son manteau, sa dentelle de pierre, quelque ouvrage laborieux et subtil du gothique en décadence.

Il y a ici quelque chose de grand, quel que soit le sort de telle ou telle religion. L’avenir du christianisme n’y fait rien. Touchons ces pierres avec précaution, marchons légèrement sur ces dalles. Un grand mystère s’est passé ici. Je n’y vois plus que la mort, et je suis tenté de pleurer. Le moyen âge, la France du moyen âge, ont exprimé dans l’architecture leur plus intime pensée. Les cathédrales de Paris, de Saint-Denis, de Reims, en disent plus que de longs récits. La pierre s’anime et se spiritualise sous l’ardente et sévère main de l’artiste. L’artiste en fait jaillir la vie. Il est fort bien nommé au moyen âge : « Le maître des pierres vives », Magister de vivis lapidibus[1].

On sait que l’église chrétienne n’est primitivement que la basilique du tribunal romain. L’Église s’empare du prétoire même où Rome l’a condamnée. Le tribunal s’élargit, s’arrondit et forme le chœur. Cette église, comme la cité romaine, est encore restreinte, exclusive ; elle ne s’ouvre pas à tous. Elle prétend au mystère, elle veut une initiation. Elle aime encore les ténèbres des Catacombes où elle naquit ; elle se creuse de vastes cryptes qui lui rappellent son berceau. Les catéchumènes ne sont pas admis dans l’enceinte sacrée, ils attendent encore à la porte. Le baptistère est au dehors, au dehors le cimetière ; la tour elle-même, l’organe et la voix de l’église, s’élève à côté. La pesante arcade romane scelle de son poids l’église souterraine, ensevelie dans ses mystères. Il en va ainsi tant que le christianisme est en lutte, tant que dure la tempête des invasions, tant que le monde ne croit pas à sa durée. Mais lorsque l’ère fatale de l’an 1000 a passé, lorsque la hiérarchie ecclésiastique se trouve avoir conquis le monde, qu’elle s’est complétée, couronnée, fermée dans le pape, lorsque la chrétienté, enrôlée dans l’armée de la croisade, s’est aperçue de son unité, alors l’Église secoue son étroit vêtement, elle se dilate pour embrasser le monde, elle sort des cryptes ténébreuses. Elle monte, elle soulève ses voûtes, elle les dresse en crêtes hardies, et dans l’arcade romaine reparaît l’ogive orientale.

Voilà un prodigieux entassement, une œuvre d’Encelade.

  1. Surnom d’un des architectes que Ludovic Sforza fit venir d’Allemagne pour fermer les voûtes de la cathédrale de Milan. (Gaet. Franchetti.)