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HISTOIRE DE FRANCE

incertain, si la pensée n’est pas sûre de la pensée, cela n’ouvre-t-il pas au doute une région nouvelle, un enfer sous l’enfer !… Voilà la tentation des tentations ; les autres ne sont rien à côté. Celle-ci resta obscure, elle eut honte d’elle-même, jusqu’au quinzième et au seizième siècle. Luther est là-dessus un grand maître ; personne n’a eu une plus horrible expérience de ces tortures de l’âme : « Ah ! si saint Paul vivait aujourd’hui, que je voudrais savoir de lui-même quel genre de tentation il a éprouvé. Ce n’était pas l’aiguillon de la chair, ce n’était point la bonne Thécla, comme le rêvent les papistes… Jérôme et les autres Pères n’ont pas connu les plus hautes tentations ; ils n’en ont senti que de puériles, celles de la chair, qui pourtant ont bien aussi leurs ennuis. Augustin et Ambroise ont eu la leur ; ils ont tremblé devant le glaive… Celle-là, c’est quelque chose de plus haut que le désespoir causé par les péchés… lorsqu’il est dit : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu délaissé ; c’est comme s’il disait : Tu m’es ennemi sans cause. Ou le mot de Job : Je suis juste et innocent. »

Le Christ lui-même a connu cette angoisse du doute, cette nuit de l’âme, où pas une étoile n’apparaît plus sur l’horizon. C’est là le dernier terme de la Passion, le sommet de la croix.

Dans cet abîme est la pensée du moyen âge. Cet âge est contenu tout entier dans le christianisme, le christianisme dans la Passion. La littérature, l’art, les divers développements de l’esprit humain, du troisième siècle au quinzième, tout est suspendu à ce mystère.

Éternel mystère, qui pour avoir eu au moyen âge son idéal au Calvaire, n’en continue pas moins encore. Oui, le Christ est encore sur la croix, et il n’en descendra point. La Passion dure et durera. Le monde a la sienne, et l’humanité dans sa longue vie historique, et chaque cœur d’homme dans ce peu d’instants qu’il bat. A chacun sa croix et ses stigmates.

Toutes les âmes héroïques, qui osèrent de grandes choses pour le genre humain, ont connu ces épreuves. Toutes ont approché plus ou moins de cet idéal de douleur. C’est dans un tel moment que Brutus s’écriait : « Vertu, tu n’es qu’un nom. » C’est alors que Grégoire VII disait : « J’ai suivi la justice et fui l’iniquité. Voilà pourquoi je meurs dans l’exil. »

Mais d’être délaissé de Dieu, d’être abandonné à soi, à sa force, à l’idée du devoir contre le choc du monde, c’était là une redoutable grandeur. C’était là apprendre le vrai mot de l’homme, c’était goûter cette divine amertume du fruit de la