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SUITE DE LA CROISADE. — LES COMMUNES

nourrices, le trouble et le tumulte des serviteurs et des servantes[1] ? »

La forme seule des lettres d’Abailard et d’Héloïse indique combien la passion d’Héloïse obtenait peu de retour. Il divise et subdivise les lettres de son amante ; il y répond avec méthode et par chapitres. Il intitule les siennes : « A l’épouse de Christ, l’esclave de Christ. » Ou bien : « A sa chère sœur en Christ, Abailard, son frère en Christ. » Le ton d’Héloïse est tout autre : « A son maître, non, à son père ; à son époux, non, à son frère ; sa servante, son épouse, non, sa fille, sa sœur ; à Abailard, Héloïse[2] ! » La passion lui arrache des mots qui sortent tout à fait de la réserve religieuse du douzième siècle : « Dans toute situation de ma vie, Dieu le sait, je crains de t’offenser plus que Dieu même ; je désire te plaire plus qu’à lui. C’est ta volonté, et non l’amour divin, qui m’a conduite à revêtir l’habit religieux[3]. » Elle répéta ces étranges paroles à l’autel même. Au moment de prendre le voile, elle prononça les vers de Cornélie dans Lucain : « O le plus grand des hommes, ô mon époux, si digne d’un si noble hyménée ! Faut-il que l’insolente fortune ait pu quelque chose sur cette tête illustre ? C’est mon crime, je t’épousai pour ta ruine ! je l’expierai

  1. C’est Abailard qui rapporte ces paroles.
  2. « Domino suo, imo patri ; conjugi suo, imo fratri ; ancilla sua, imo filia ; ipsius uxor, imo soror ; Abelardo Heloissa. »
  3. « In omni (Deus scit !) vitæ meæ statu, te magis adhuc offendere quam Deum vereor ; tibi placere amplius quam ipsi appeto. Tua me ad religionis habitum jussio, non divina traxit dilectio. »