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MON JOURNAL.

est pourtant une chose accablante. C’est là ce qui me revient vingt fois par jour et me fais sentir durement les devoirs que je me suis imposés. Quand les objets manquent, l’imagination se les représente plus vivement. J’ai besoin alors de toute ma force pour me gourmander, me prêcher ; dès que j’y parviens, je m’élève insensiblement, et le calme renaît. Je perds de vue le point d’où j’étais parti, ou je ne le vois que pour me mépriser moi-même et me dire : « N’accuse personne. Dieu t’avait donné une âme libre et les moyens de l’éclairer ; tu as préféré employer pour ton plaisir ce qu’on t’avait donné pour l’ordre et le bien du monde. Souffre, mais tais-toi. Tu l’as voulu… Les ravissements de l’amour que tu regrettes, par quels tourments les avais-tu achetés !… Tâche de tromper une passion par une autre. » Voilà ce que je me dis pour ressaisir l’équilibre. Qui sait, d’ailleurs, si cet état de tristesse et d’agitation n’est pas une des puissances de l’écrivain ? Ces derniers échos des passions ont inspiré les grands hommes, tandis que les passions satisfaites n’inspirent jamais.

Je me dis encore que l’amour inutilement cherché a donné à Virgile la tristesse délicieuse, au divin Jean-Jacques, la chaleur intense qui circule dans tant de pages et vous brûle au contact, à Bernardin de Saint-Pierre, ses regards