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MON JOURNAL.

S’il m’arrive de voir un ménage heureux, j’en détourne mon regard : « Je mourrai seul, » a dit Pascal. Eh bien, le croirais-tu, de cet état qui est celui d’un déshérité, naît je ne sais quel triste bonheur.... Affranchi malgré moi de la seule passion que j’aie sentie avec force, je m’élance vers des sentiments plus généreux dans leur objet, vers l’amitié des hommes surtout, sans souvenir du mal qu’ils m’ont fait. Si je compare l’émotion que donne ce sentiment satisfait par la bienfaisance, avec les transports de l’amour que j’ai goûtés, alors, je ne regrette rien. Il me semble, que la passion m’avait plutôt resserré le cœur et que c’est seulement depuis que je suis rentré dans le repos que je m’attendris. Cet état de lame est actif. C’est là mon tourment, car l’heure est si loin où je pourrai faire le bien ! Je crois que cette impatience d’agir efficacement me maigrit. Quand je traverse des foules, surtout la foule du peuple, sans être regardé, je sens augmenter ce besoin d’être utile avec une singulière vivacité. Les gens contrefaits, les infirmes, les faibles, et même les animaux qui souvent nous touchent de si près, m’émeuvent. Je voudrais que tout autour de moi fût heureux. Parfois ce sentiment d’humanité et celui de mon impuissance est si vif qu’il va jusqu’à la douleur.

Tu me croiras fou en lisant ceci. Eh bien, je