Page:Michelet - Mon journal, 1888.djvu/70

Cette page n’a pas encore été corrigée
28
MON JOURNAL.


avoir hésité quelque temps, je me suis raisonné ainsi : N’habituons pas notre âme à se voir accorder les choses, même permises, qu’elle demande.

Je t’envoie cette bonne maxime pour qu’elle ne soit pas tout à fait perdue. Quant à moi, lorsqu’il s’agit de quelqu’un que tu connais bien, je suis sans force pour en faire usage.

Sans appuyer sur ce que je trouve à Bicêtre, la route qui y mène, me plait infiniment [1]. Rien n’influe sur moi comme les lieux que j’ai déjà vus. Tous mes souvenirs se réveillent sur le chemin. Je suis toujours frappé, ayant le cœur si changé, de revoir cette belle nature qui ne change pas.

N’importe, quelque différent que je sois, ces souvenirs d’amour et d’innocence sont délicieux. Tout ce séjour de la rue de Buffon si varié selon les époques, depuis le jour où j’y suis entré, venant de perdre maman, jusqu’au jour où tu me vins ; — ce pont d’Austerlitz, témoin de nos promenades du soir, quand nous nous reconduisions l’un l’autre, et où j’improvisais avec tant d’enthousiasme mes châteaux en Espagne hélas ! sitôt détruits ;... enfin, la vue de Bicêtre, qui se découvre longtemps avant qu’on y arrive, la pensée que tu es là, que tu m’attends ; ce passé, ce présent, si agréablement mêlés, tout m’émeut sans me troubler.

  1. Le Jardin des Plantes.