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MON JOURNAL.

sur un bâton. Je crus que c’était un conscrit. Je ne puis dire combien je fus douloureusement ému. Je le dépassai bientôt et me retournai plusieurs fois, ayant grande envie de lui parler. Je ne sais quelle honte me retenait. Enfin, je vais à lui et m’avise de lui demander où est Villejuif. « Je n’en sais rien, me répondit-il, je vais à huit lieues d’ici chercher de l’ouvrage ; je suis papetier. » Et cela, si bien dit, sans aigreur contre la destinée. Les gens du peuple ont, le plus souvent, une cordialité qui me charme. Je me souviendrai de cette rencontre.

Maintenant que je suis seul (de toute la semaine je ne puis voir Poinsot), je vais reprendre la lecture de mes auteurs grecs pour me retremper. Sophocle me subjugue. Ses héros sont des hommes comme dans tout le théâtre ancien. Euripide montre aussi des hommes, mais son style n’est point élevé ; il n’y a point de contrastes. Sophocle est d’une vigueur héroïque surtout dans l’ouvrage de sa vieillesse : l’Œdipe à Colone. En même temps que le naturel, il y a une vivacité, une chaleur, un pathétique qui vous entrent dans le cœur. Il faut lire surtout deux passages : celui où ses deux filles, Ismène et Antigone, embrassent