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MON JOURNAL.

tie des maux que fait la tyrannie. En tout cas, s’irriter n’est pas un bon moyen pour convertir un adversaire. La contradiction ne sert qu’à l’affirmer dans sa manière de voir. « La colère, dit Achille, est plus douce que le miel. » Le fruit en est amer. Celui qui se sent irascible doit se taire ou, s’il ne peut se dominer, quitter la place. L’agitation où j’ai trouvé M. Villemain m’a gagné moi-même. Ce n’est pas une excuse. J’ai eu tort de lui tenir tête.

Je sens bien que la manifestation de mes opinions politiques doit rendre ma situation de plus en plus précaire. Il serait utile de regarder autour de soi. Que ferais-je si la place que j’occupe venait à me manquer[1] ? Devenir le secrétaire d’un homme de lettres me déplairait. Être attaché à lui comme son ombre, , penser à ses heures, figurer à sa table, au salon, y remplir un rôle, celui d’amuseur de la société du maître, quelle servitude, quelle perte de temps, quelle diminution de soi-même !… Ceci écarté, que reste-t-il à celui qui n’a pas un métier, sa plume ? mais ce serait manger son blé en herbe que d’écrire trop tôt. Comment, d’ailleurs, faire quelque chose de bon quand on produit hâtivement pour vivre. Écrivons, ce-

  1. Michelet était à ce moment répétiteur pour l’histoire et la philosophie à la pension Briand (voir Ma Jeunesse, 398). Cette petite place et les leçons particulières qu’il commençait à donner, le faisaient vivre, lui et les siens.