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THÈSE DE DOCTORAT.

à voir ses personnages, qu’il les surprend sans qu’ils y pensent, lorsqu’ils ne sont pas arrangés pour paraître. Point de spectacle plus attachant ; ces colosses qui nous effrayaient dans l'histoire, nous les voyons réduits à leurs véritables proportions, nous reconnaissons des hommes ; notre admiration diminue souvent, mais elle est mieux fondée, et n'est plus stérile ni décourageante.

Ces détails de la vie privée si intéressants, si précieux pour l'étude des mœurs, ont été souvent omis, et ont dû l'être par ceux des anciens qui écrivaient l'histoire des peuples, et la délicatesse des modernes a été effarouchée de leur bassesse. Plutarque seul entre tous les écrivains a osé nous offrir ces naïves peintures ; voilà ce qu’admirait Montesquieu ; c’est pour cela surtout qu’il était l’homme de Montaigne [1].

« Plutarque, dit Rousseau dans l'Émile, excelle par ces mêmes détails dans lesquels nous n’osons plus entrer. Il a une grâce inimitable à peindre les grands hommes dans les petites choses ; et il est si heureux dans le choix de ses traits, que souvent un mot, un sourire, un geste, lui suffisent pour caractériser son héros. Avec un mot plaisant, Annibal rassure son armée effrayée, et la fait marcher en riant à la bataille qui lui livre l’Italie ; Agésilas, à cheval sur un bâton, me fait aimer le vainqueur du grand roi ; César, traversant un pauvre village, et causant avec ses amis, décèle sans y penser le fourbe qui disait ne vouloir qu’être l’égal de Pompée ; Alexandre avale une médecine et ne dit pas un seul mot ; c’est le plus beau moment de sa vie ; Aristide écrit son propre nom sur

  1. Voyez Montesquieu, Pensées diverses ; Montaigne, Essais, livre II, chapitre X ; Rousseau, Emile, livre IV.