Page:Michelet - Mon journal, 1888.djvu/292

Cette page n’a pas encore été corrigée
250
MON JOURNAL.

Il y a déjà plusieurs jours que j’avais arrêté de faire un pèlerinage avant la mauvaise saison, d’aller revoir Bicêtre et cette campagne que j’ai tant de fois parcourue avec lui. Voilà près d’un an que je ne l’ai revue. J’aurais aimé à faire cette course mon journal à la main. Il a fallu s’en passer. En entrant, je cherche Fontaine, le seul qui puisse prendre plaisir à causer avec moi du passé. Inutilement. Il a quitté Bicêtre. Je suis reparti sans dire un mot. J’aurais voulu, au moins, m’asseoir au lieu même où, il y a environ quatorze mois, nous nous étions assis ensemble, sur le haut chemin d’Ivry qui mène à Austerlitz. Mais, là aussi, tout était changé. La pente s’est dégradée, pendant que le sommet s’est encombré d’herbes piquantes, de chardons. Ce changement m’a plus contrarié qu’étonné. Il me semblait plus naturel qu’il en fût ainsi. Combien moi-même j’étais différent, lorsque je m’assis à cette place ! Combien susceptible d’affections tendres et douces, d’amitié surtout ! Je la revois, cette place si chère, et je n’ai pas une larme. Une partie de moi, la meilleure, est morte.... Son souvenir est pourtant bien vif encore ; plus que vif, je pourrais dire cuisant ! Je le revois dans sa redingote verte, l’air si négligé et si noble ! Toutes les vertus, visibles sur son visage, excepté une seule, la force.