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MON JOURNAL.


Le choc de cette rencontre imprévue a été si violent, que je ne puis, au bout de quarante-huit heures, m’en remettre encore, ni me ressaisir, ni me ravoir. Ce que j’éprouve est aussi douloureux qu’étrange. Il me semble que mon âme et mon corps, depuis ce moment, n’aillent plus ensemble. Lui, est ici misérable ; elle, mon âme, je ne sais où, en fuite de moi, me laissant là gisant, demi-mort. Eh ! que ne suis-je donc mort tout à fait !...

On dit que l’homme s’appartient. Amère dérision ! Chaque matin, nous sortons, nous croyant libres, et le destin brutal nous mène où il veut.

Ainsi, j’étais parti pour aller voir M. Leclerc, lui parler du concours. La course est longue. J’avais pris pour me faire compagnie Virgile (l'Énéide). Arrivé rue Saint-Hyacinthe [1], je ferme mon livre et, machinalement, je regarde devant moi. Je la vois !... Elle venait en sens inverse sur le même trottoir. Nous étions si près l’un de l’autre que j’aurais pu lui tendre la main. Elle marchait les yeux baissés, dans la contenance modeste de la femme honnête. Sans l’altération de son visage et sa pâleur, j’aurais pu croire qu’elle ne m’avait point vu. Mais c’était matériellement impossible. Elle avait dû même me voir venir de loin, plongé dans ma lecture, et c’est là, sans

  1. La rue où demeurait M. Leclerc.