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MON JOURNAL.


récréation. Mais, lorsqu’on est à jeun de toutes les joies de l’amour, c’est avec un sentiment d’envie et comme un affamé, qu’on lit, qu’on dévore tout. Chaque fois que j’ai commis l’imprudence de mettre la main sur un roman de valeur, il m’a été impossible de m’arrêter en route. Je vais, je vais, haletant, le cœur plein d’angoisse et de crainte. Quel sera le dénouement ?... Quand j’y arrive, quel qu’il soit, malheureux ou heureux, n’importe, je suis brisé, rompu. J’ai, à la lettre, vécu mon roman, la destinée de mes héros. Avec eux, j’ai trop aimé, trop souffert.

Mardi 27. — La famille Poinsot, à ma prière, s’est décidée à ne mettre sur la tombe qu’une stèle. Cela permettra de donner à ce pauvre enfant la joie de quelques fleurs. Samedi passé, sa sœur est venue me prier de l’aider à choisir et à planter un saule. Nous avons fait la route ensemble, ne parlant que de lui et des siens. Elle avait pris mon bras ; j’y trouvais quelque douceur sous ce beau ciel, mais sans aucune idée de galanterie ; mes pensées étaient bien pures et même solennelles.

Avant-hier, dimanche, je suis remonté seul pour l’arrosage, emportant mes manuscrits que je voulais lire près de lui. Il soufflait un vent violent et le saule d’un tombeau voisin venait, à chaque instant, me frapper au visage. Je sentis bientôt un