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MON JOURNAL.


Somme toute, mieux vaut ne rien devoir qu’au concours ; on y gagne de n’être plus le jouet de gens en place. Au retour, je me suis arrêté chez M. Villemain, qui m’a lu un morceau de la vie de Milon [1]. Au moment où je partais, il a, sans le vouloir, rouvert ma blessure. « Comment va votre ami ? » Cette question inattendue, et faite avec sa brusquerie ordinaire, m’a saisi. Je n’ai pu d’abord lui répondre. Il aura bien vu que je n’avais le cœur ni sec, ni serré.

C’est à ces moments où ma douleur se réveille, que je trouve irritant, cruel même, de n’avoir pour remède à mes maux que le métier ingrat de répétiteur. Tant d’heures, un temps si précieux sacrifié chaque jour à des écoliers distraits qui n’apprennent que machinalement et pour tout oublier. En pareil cas, on travaille en pure perte ; on sème sur terre aride, et pour ne récolter rien. Le pis, c’est qu’au milieu de tant d’âmes impersonnelles, on est d’autant plus seul, sans avoir aucun des avantages de la vraie solitude.

Ah ! ces heures attristées et pourtant si douces, que je savourais longuement, au fond de mon

    devint ministre de l’intérieur en 1821. Il se signala par sesopinions ultra-royalistes.

  1. Milon, tribun de Rome et gendre de Sylla, obligée s’exiler pour avoir fait assassiner Clodius son ennemi personnel ; il revint sous la dictature de César, voulut soulever la Campanie, la Grande Grèce et périt en combattant.