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MON JOURNAL.


lême, le Père-Lachaise sera mon lieu de prédilection. Là, je sentirai moins le vide de son absence. Si sa compassion pour moi ramène son regard vers ce monde et l’y fait un peu redescendre, moi, j’essayerai de monter vers lui, et nous pourrons continuer à vivre ainsi, ensemble, entre terre et ciel [1].

  1. On comprendra mieux l’attraction qu’exerça sur Michelet cette ville des morts si noblement assise sur sa haute colline, si je dis qu’à cette époque elle était entourée de jardins, de grands arbres qui l’enveloppaient d’ombre et de silence. A la date où le pauvre Poinsot y vint prendre sa place, le Père-Lachaise — ouvert depuis vingt ans, — était un merveilleux jardin où la mort, cachée de tous côtés sous les fleurs, ne racontait que la vie. En soixante ans, tout a changé ; l’industrie a progressivement cheminé du centre du vieux Paris vers les faubourgs, elle a envahi les abords du cimetière, elle en a chassé la verdure et les fleurs. A cela, il n’y a rien à redire. C’est le droit de la vie de s’étendre où et comme elle peut.

    Mais ce qui est contre nature et qui révolte, c’est de ne pouvoir aller au cimetière sans rencontrer, à deux pas de ce lieu de paix, les deux sinistres forteresses des temps modernes qu’on appelle : La prison des jeunes détenus, et La prison des condamnés à mort. Une petite place les sépare. Sur cette place, se font les exécutions. Là, on dresse l’échafaud. Dans le silence de la nuit, les condamnés des deux prisons peuvent entendre le bruit du marteau ajustant les pièces de la guillotine et les cris de la foule ameutée. On a constaté que les jeunes détenus, ainsi avertis, sont, au réveil, plus agités et plus inquiétants. Les plus pervers excitent leurs camarades à une sorte de forfanterie cynique.

    Paris, soit qu’il aille conduire là-haut ses morts, soit qu’il aille prier sur les tombes, doit forcément passer entre ces deux geôles au regard louche et sinistre, et sur cette place hideusement funèbre. Il n’y a pas moyen de les éviter, la rue de la Roquette étant la seule voie qui mène à l’entrée du cimetière. Dans combien de cœurs et de consciences s’élève, chaque jour, une véhémente protestation ? Il n’y a qu’à compter le nombre des