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MON JOURNAL.


loin d’aller mieux. La consomption semble môme faire en ce moment des progrès rapides.

Pendant que nous revenions, la pensée de son isolement, jour et nuit, à toute heure, celle aussi de ses souffrances et de la longue interruption de ses travaux, m’affligeaient profondément. J’avais à mon bras celle qu’il nomme sa reine et je ne pouvais lui dire un mot. Lefebvre dînait avec nous. Même silence. Surpris, affecté, il s’avise de me demander ce qui me tient ainsi morne et muet.

Tous tes regards, je le sentais bien, me faisaient la même question. J’aurais dû me lever de table. Au lieu de cela, je tâche de faire bonne contenance et veux m’en tirer par quelque réponse virile. Mais voilà que mes dents se serrent, impossible de dire un mot. Mon père, qui pénètre toutes mes pensées, me dit avec douceur : « Allons, Jules, du courage. » Cette paternelle exhortation m’achève. J’éclate alors ; comme un enfant je fonds en larmes et je m’écrie : « Mais vous ne voyez donc pas que Poinsot se meurt !... » J’ai eu honte ensuite d’une telle explosion de douleur qui mettait à nu ma dépendance de cette destinée.

Tous ceux qui m’entourent et dont je suis si aimé, avaient le droit de me dire : « Et nous ? » Je le sais, je m’accuse, mais la mesure était comble et j’étouffais.

Ces craintes d’une fin prochaine m’obsédaient