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MON JOURNAL.

est devenue toute mon existence. Ah ! pourquoi toujours s’attacher et faire saigner son cœur, par tant de blessures !

En le quittant, je suis allé rendre à M. Leclerc la réponse qu’il me demandait. Je l’ai trouvé en tête-à-tête avec le poète latin François qui venait lui soumettre son éloge de Belzunce[1]. Il m’a semblé moins ridicule qu’à l’ordinaire par l’affiche de ses prétentions au bel esprit. M. Leclerc a ricané au mot philanthrope que j’ai placé tout naturellement dans la conversation. Il le proscrit comme révolutionnaire. Quand nous avons été seuls, il m’a engagé à aller voir le libraire Lefèvre qu’il avait, disait-il, bien disposé pour moi. J’y suis allé l’oreille basse, car c’était une véritable corvée. J’ai été reçu comme un chien dans un jeu de quilles. D’abord, il est convenu qu’on lui avait parlé de moi et des livres grecs que je voulais traduire pour l’usage de l’Université : Thucydide, Xénophon. Puis, il n’a plus su ce que je voulais lui dire, M. Leclerc ne lui ayant parlé, disait-il, que d’un Cicéron que je m’engagerais à lui fournir tout traduit. Un instant après, comme s’il eût oublié ce qu’il venait de nier à propos de Thucydide, il y revient brusquement et, d’un ton impérieux : « Combien coûterait cette traduction ? » C’était à lui de me dire ce qu’il voulait m’en

  1. Évêque de Marseille.