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MON JOURNAL.

depuis deux ans, m’ont absorbé. Les lectures que mon père veut bien me faire le soir, ne soutiennent pas assez mon attention. Le matin, j’ai à peu près tout oublié. Il faudra que je lise moi-même[1]. Il y a d’ailleurs des livres que l’on ne peut lire que seul. Je viens d’en achever un, bien selon mon cœur : le Voyage sentimental de Sterne. L’histoire de Maria, je le dis à ma honte, m’a fait pleurer presque autant que la mort de ma mère. Ces émotions ne sont pourtant pas énervantes, elles ne provoquent aucun retour sur moi-même. Ma vie personnelle coule comme un songe : les mathématiques, Robertson, de Gérando, rien autre chose. Avec les miens, si douces que soient les chaînes de l’habitude, je ne parle guère. Il m’est arrivé plus d’une fois de plaindre la femme d’un homme de lettres ou du moins, d’un homme studieux.

Jeudi 23. — Donné à la maison les deux premières leçons particulières de l’année. D’abord à Bodin. Il a une facilité de parole qui lui a fait prendre la meilleure opinion de lui-même. A son âge, cela ne vaut rien. On croit tout savoir et l’on

  1. M. Michelet, assis près du lit de son fils, lisait, pour lui en épargner la fatigue. De temps en temps, il s’interrompait, levait les yeux ; dès qu’il voyait les paupières closes, il éteignait la bougie, et doucement, sur la pointe des pieds, se retirait.

    Mme J. M.