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MON JOURNAL.


Rousseau, où leur esprit plane encore. Nous leur faisions notre visite, précisément au plus fort de Forage. Le tonnerre grondait, roulait sous les voûtes en ondes sonores. On eût dit la trompette du Jugement. L’entendiez-vous, grands morts ?...

Mardi 12. — Les maçons nous envahissent et rendent tout travail impossible. Je m’indigne et je cours à Bicêtre en commençant Delphine. Ce sont de bons livres et féconds que ceux de Mme de Staël. Ils me font sentir que je dois apprendre l'allemand. Sans la connaissance des langues on se sent isolé du reste du monde. C’est la vie de l’huître dans sa coquille. Je me disais que Rousseau eût peut-être moins erré s’il eût été nourri de la philosophie anglaise et allemande.

Après le Kremlin, j’ai vu l’ami à sa fenêtre et j’ai pressé le pas. Dans notre promenade, la prudence m’a abandonné, je lui ai parlé de Lucile. Alors, j’ai vu ce que valait cette âme. Il m’a répondu tout simplement : « Il faut du temps, entre deux cœurs honnêtes, pour franchir le rempart qui sépare les sexes. »

Jeudi 14. — Ce matin, un pauvre manœuvre a reçu, sous mes yeux, un mauvais coup du maitre maçon. A la vue de ce sang qui coulait de la façon la plus douloureuse, j’ai senti frémir mes en-