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MON JOURNAL.


cloison met entre les êtres qui s’aiment le plus, une infranchissable barrière. Non seulement on ne peut se voir, mais on ne peut même se pressentir. Cette mortifiante pensée de la gêne des corps, me venait en apprenant la course faite par mon ami tout près de moi, sans que rien m’en ait averti.

Vendredi 18. — Ayant fini Molière, je cherchais une lecture attachante pour me tenir compagnie dans les rues en allant à mes leçons. J’avais bien envie de prendre Clarisse Harlowe, Tout en criant contre les livres à fictions je leur reviens. Fort sagement, je me suis décidé pour Tom Jones de Fielding, afin de ne point me bouleverser comme cela m’est encore arrivé la semaine dernière avec Manon Lescaut. La plus grande partie du récit m’avait peu ému malgré l’extrême chaleur du style. La lâcheté de cet homme qui vit du déshonneur de sa maîtresse me révoltait. Voilà bien la différence entre la passion et le véritable amour. L’un nous fait meilleur, nous élève ; l’autre enfièvre le sang, surexcite les nerfs, obscurcit la pensée, éteint la voix de la conscience et nous entraîne sur la pente du crime. Mais que la fin est cruelle !... J’y étais quand Poret est entré ; je ne pouvais lui parler ; je suffoquais.