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MON JOURNAL.


évolutions, toute végétale encore, attendant, dans le silence, la venue des animaux qui allaient lui donner la voix et le mouvement. Selon les dispositions de notre âme, ce silence, cette solitude, nous inspirent des pensées bien différentes. Heureux, nous n’y sentons que le recueillement ; malheureux, souffrant de l'absence des êtres aimés qui ne sont plus ou vivent loin de nous, cette paix devient le vide, le néant... A la barrière, il a fallu se quitter. La pluie m’a reconduit en augmentant, jusqu’à la maison. Le soir j’ai voulu travailler au journal de mon enfance, mais j’avais toujours devant les yeux le visage pâle et altéré de mon ami. Malgré moi, je revenais au journal du présent....

Ne perdons jamais de vue que nous sommes seul. Je relis les pensées de Marc-Aurèle.

Samedi 29. — Que de fois je me suis dit : Bâtis dans ton âme un mur de séparation. Sans cela, point de repos. Puisque tu te sais si vulnérable, pourquoi laisser sans cesse se rouvrir ton cœur ? Relis aussi les Stoïciens et surtout Épictète :

Surgit amarum aliquid quod in ipsis floribus angat [1].

  1. Lucrèce, De la Nature des choses, liv. IV : « de la source même des délices sort je ne sais quoi d’amer qui vous torture parmi les fleurs. »