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pilotes se hasarder derrière un mur qui les couvrait du sud-ouest, observer soucieusement, secouer la tête. Nul vaisseau, par bonheur pour eux, n’osa entreprendre d’entrer et ne réclama leur secours. Autrement, ils étaient là, prêts à donner leurs vies.

Moi aussi, je regardais insatiablement cette mer, je la regardais avec haine. N’étant pas en danger réel, je n’en avais que davantage l’ennui et la désolation. Elle était laide, d’affreuse mine. Rien ne rappelait les vains tableaux des poètes. Seulement, par un contraste étrange, moins je me sentais vivant, plus, elle, elle avait l’air de vivre. Toutes ces vagues électrisées par un si furieux mouvement avaient pris une animation, et comme une âme fantastique. Dans la fureur générale, chacun avait sa fureur. Dans l’uniformité totale (chose vraie, quoique contradictoire), il y avait un diabolique fourmillement. Était-ce la faute de mes yeux et de mon cerveau fatigué ? ou bien en était-il ainsi ? Elles me faisaient l’effet d’un épouvantable mob, d’une horrible populace, non d’hommes, mais de chiens aboyants, un million, un milliard de dogues acharnés, ou plutôt fous… Mais que dis-je ? des chiens, des dogues ? ce n’était pas cela encore. C’étaient des apparitions exécrables et innomées, des bêtes sans yeux ni oreilles, n’ayant que des gueules écumantes.