Page:Michelet - La Mer, 1875.djvu/91

Cette page a été validée par deux contributeurs.

travail, qui par accident avait perdu plusieurs phalanges des doigts. Terrible situation : elle est infirme, enceinte et veuve.

On faisait une collecte, et j’allai porter à Royan ma petite offrande. Un pilote que je rencontrai parla de l’événement avec une vraie douleur : « Tel est notre métier, monsieur ; c’est surtout quand la mer est mauvaise que nous devons sortir. » Le commissaire de la marine, qui a en main les registres des vivants et des morts, et connaît mieux que personne la destinée de ces familles, me parut aussi triste et inquiet. On sentait bien que ceci n’était qu’un commencement.

Je me remis en route par la plage, et j’eus le loisir, dans ce trajet assez long, d’observer, d’étudier, dans une zone de nuages qui, je crois, pouvait s’étendre, en tous sens, à huit ou dix lieues. À ma gauche, la Saintonge, dont je suivais le rivage, attendait morne et passive. À ma droite, le Médoc, dont le fleuve me séparait, était dans un calme sombre. Derrière moi, venant de l’ouest, de l’Océan, montait un monde de nuages noirs. Mais, devant moi, un vent de terre soufflait contre eux (de Bordeaux). Ce vent descendait de la Gironde, et l’on eût pu espérer que la puissante rivière, par ce grand courant protecteur, repousserait le rideau lugubre que l’Océan élevait.