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constances, qui trancheraient le nœud du monde.

Telle était ma rêverie sur ce petit quai d’Étretat dans le sombre été de 1860, où la pluie tombait à flots, pendant que le dur cabestan grinçait, que la corde criait, que la barque montait lentement.

Elle traîne aussi, celle du siècle, et elle a peine à monter. Il y a lenteur, il y a fatigue, comme en 1730. Il serait bon qu’on aidât et qu’on se mît à la barre. Mais plusieurs perdent le temps, jouent aux coquilles, aux cailloux.

On dit que Scipion, le vainqueur de Carthage, et Térence, captif échappé de ce naufrage d’un monde, ramassaient des coquilles au bord de la mer, bons amis dans l’indifférence et dans l’abandon du passé. Ils y goûtaient ce bonheur d’oublier, d’effacer la vie, de redevenir enfants. Rome ingrate, Carthage détruite, leurs deux patries, leur pesaient peu, ne laissant guère trace à leur âme, pas plus que la ride du flot.

Nous, ce n’est pas là notre vœu. Nous ne voulons pas être enfants. Nous ne voulons pas oublier, mais de persévérante ardeur, aider la manœuvre pénible de ce grand siècle fatigué. Nous voulons remonter la barque, et pousser de nos fortes mains au cabestan de l’avenir.