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plages, grèves et falaises

ne voyait guère que quelques ombres de femmes dans leurs capes noires doublées de blanc. Les moutons attardés aux maigres pâturages des glacis, qui surplombent la grève de quatre-vingts ou de cent pieds, l’attristaient de bêlements plaintifs.

La haute ville, fort petite, a sa face du nord bâtie à pic sur le bord de l’abîme, noire, froide, battue d’un vent éternel, faisant front à la grande mer. Il n’y a là que de pauvres logis. On m’y mena chez un bonhomme dont l’art était de faire des tableaux de coquilles. Monté par une sorte d’échelle dans une obscure petite chambre, je vis, encadrée dans l’étroite fenêtre, cette vue tragique. Elle me fut aussi saisissante que l’avait été en Suisse, prise aussi dans une fenêtre, et par une vive surprise, celle du glacier du Grindelwald. Le glacier me fit voir un monstre énorme de glaces pointues qui marchaient à moi. Et cette mer de Granville, une armée de flots ennemis qui venaient d’ensemble à l’assaut.

Mon homme, sans être vieux, était souffreteux, fiévreux. Il tenait, en ce mois d’août, sa fenêtre calfeutrée. En regardant ses ouvrages et causant, je vis qu’il avait la tête un peu faible. Elle avait été ébranlée par un événement de famille. Son frère avait péri sur cette grève dans une cruelle aventure. La mer lui restait sinistre, elle lui semblait gar-