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COMME JADIS…

quelques pas, une boîte à lait à la main. Je m’exclamai. Qui était-elle ! Où habitait-elle ! Que faisait son père ! Pourquoi lui permettait-on d’entrer à la ferme comme si elle eût été chez elle !

Ma tante tassa à menus gestes ses jupes amples autour d’elle et, de cet air mystérieux qui ne pouvait qu’allécher ma curiosité, elle m’apprit que l’enfant se nommait Jacqueline Maurane. M. Maurane, professeur d’Histoire au collège Geoffroy-Saint-Hilaire d’Étampes, avait acheté la Grangère, propriété qui s’étend au pied du château, au fond de la vallée, tout au long de la Juine. Tante prononçait ce nom de Grangère en rougissant, car la vieille maison, avec son crépissage rose sous la vigne vierge, avait eu comme dernière propriétaire une actrice de Paris dont le luxe agita fort la chronique du village. Comment un honnête professeur, ayant garde d’âme enfantine, avait-il pu acheter une maison évoquant de tels souvenirs ! elle préférait ne pas se le demander. D’ailleurs, elle ignorait complètement le nouveau propriétaire, qui était veuf. Bien entendu, il n’assistait pas aux offices religieux et il y avait peu de probabilités qu’il entreprît de faire des visites. Une après-midi, la petite fille était venue, comme cela, nu-tête, accompagnée de sa bonne, pour demander aux Morin qu’on lui vendît du lait. Et depuis, chaque jour, elle montait au château, traversait la cour, entrait comme chez elle dans la grande cuisine de la ferme,