Page:Michelet - Comme jadis, 1925.djvu/51

Cette page a été validée par deux contributeurs.
51
COMME JADIS…

pouvait tirer du sol et de la laiterie, l’obligation de « la traite » qui laissait au marchand tout le profit. On citait des chiffres qui étaient une dérision. Parfois, une voix rappelait un malheur plus particulier : une mort, un incendie, des chevaux noyés dans un trou de boue, sur le chemin. Les hommes se taisaient un moment, comme accablés par les souvenirs de temps si durs. Toujours il s’en trouvait un pour reprendre la parole :

— Une chance qu’il était là, toujours de bon conseil, fiable, prêt à aider de son travail, de son argent, de ses chevaux, de son lard, de ses patates… Ah ! la place lui doit gros ! Avec son « éducation », il nous a rendu bien des services à Edmonton, à Ottawa. Oui, on perd gros, nous autres…

Nous le conduisîmes au cimetière, petit carré de terre vierge clôturé de perches, par une de ces journées de printemps rares encore en avril. Un soleil léger, frileux, argentait les bourgeons des saules, glissait sur les troncs reverdis des arbres. Après un deuil blanc de six mois, la terre se réveillait, tout à coup, brune, colorée, frémissante de vie pour un dernier adieu à son vieux serviteur.

Au lendemain de son retour, alors que j’entrais à la cuisine pour déjeuner, Mourier ôta son chapeau, soupira, repoussa son grand bol de café au lait fumant, regarda Henriette, sa femme, et se décida à parler.