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COMME JADIS…

inutiles. À peine le Père Chassaing eut-il le temps d’accourir au chevet de son vieil ami pour réciter la prière des agonisants…

Bien que nous fussions à la saison si courte des labours et des semailles, que les chemins fussent défoncés par le dégel, nos plus proches voisins, avertis par Mourier, de la maladie grave de mon père, ne tardèrent pas à arriver et d’autres vinrent le lendemain, qui demeuraient à plus de quinze milles de chez nous, pour la veillée funèbre. Ils dételaient leurs waggons ou leurs bogheis, attachaient les chevaux à la clôture et entraient silencieusement. Ils venaient à moi. Je n’entendais pas leurs paroles de consolations, péniblement cherchées et formulées ; leur présence rendait témoignage à mon cher mort. Un silence suivait la récitation du chapelet que chaque arrivant commençait à mi-voix ; puis, au fond de la salle, on entendait à nouveau le bourdonnement d’une conversation assourdie par respect pour le voisinage de la mort. Des lambeaux de phrases venaient jusqu’à moi. Avec leur propre vie, ils repassaient la vie de mon père : les débuts difficiles de la colonie, les années de malchance où les animaux périssaient sans que l’on sût pourquoi, la lutte contre le bois pour faire un peu de terre ; les gelées dans une région trop fermée, détruisant en une nuit claire d’août l’espoir d’une année de travail, la difficulté de vendre les quelques produits qu’on