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COMME JADIS…

la batterie. Mon « team », la tête haute, les oreilles mobiles, faisait danser la voiture entre les quatre grandes roues légères, sur le chaume mou, inégal.

L’activité autour de « l’engin », du « séparateur », sur les deux moulins qu’épuisaient les fourches infatigables, avait cet entrain aisé du travail du matin.

Les hommes m’ont à peine regardée, mais leur regard rapide a vu l’arrière du boggey débordant de victuailles et l’on aurait pu croire qu’une hâte plus joyeuse les animait.

Mourier veillait à l’emplissage des sacs. Un ruisseau roux, soyeux, coulait intarissable, se perdait entre les bords de l’étoffe grossière. D’un geste, le vieux Français me fit signe de l’attendre et, ayant confié son poste à un homme, il vint près du boggey, la main pleine de grain.

Le ronflement du souffleur éteignait les voix. Je crus comprendre :

— Beau grain… Numéro un…

Au creux de ma main tendue, il fit glisser le blé lourd, au grain presque parfait de forme, de couleur. D’un seul coup j’ai rempli ma bouche du beau grain, et j’ai fouetté les chevaux du bout des guides, afin qu’ils m’emportent vite, tant j’avais peur de pleurer en le mâchant mon beau blé — le beau blé que vous deviez voir se bercer au soleil…


Gérard, mon fiancé, mon ami, avant de signer cette lettre, ma pensée se recueille, et voudrait se