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Toute l’ancienne géographie est pleine de semblables aræ ; et pour commencer par l’Asie, Cellarius observe que toutes les cités de la Syrie prenaient le nom d’Are, avant ou après leurs noms particuliers ; ce qui faisait donner à la Syrie elle-même celui d’Aramea ou Aramia. Dans la Grèce, Thésée fonda la cité d’Athènes en érigeant le fameux autel des malheureux. Sans doute il comprenait avec raison sous cette dénomination les vagabonds sans lois et sans culte qui, pour échapper aux rixes continuelles de l’état bestial, cherchaient un asile dans les lieux forts occupés par les premières sociétés, faibles qu’ils étaient par leur isolement, et manquant de tous les biens que la civilisation assurait déjà aux hommes réunis par la religion.

Les Grecs prenaient encore ara dans le sens de vœu, action de dévouer, parce que les premières victimes saturni hostiæ, les premiers anathèmata, diris devoti, furent immolés sur les premières Arse, dans le sens où nous prenons ce mot. Ces premières victimes furent les hommes encore sauvages qui osèrent poursuivre sur les terres labourées par les forts les faibles qui s’y réfugiaient (campare en italien, du latin campus, pour se sauver). Ils y étaient consacrés à Vesta et immolés. Les Latins en ont conservé supplicium, dans les deux sens de supplice et de sacrifice. En cela la langue grecque répond à la langue latine : ara, vœu, action de dévouer, veut dire aussi noxa, la personne ou la chose coupable, et de plus diræ, les Furies, Les premiers coupables qu’on dévoua, primæ noxæ, étaient consacrés aux Furies, et ensuite sacrifiés sur les premières aræ dont nous avons parlé. Le mot hara dut signifier chez les anciens Latins, non pas le lieu où l’on élève les troupeaux, mais la victime, d’où vint certainement haruspex, celui qui tire les présages de l’examen des entrailles des victimes immolées devant les autels.

D’après ce que nous avons vu relativement à l’Ara maxima d’Hercule, c’est une ara semblable à celle de Thésée que Romulus dut fonder à Rome, en fondant un asile dans un bois. Jamais les Latins ne parlent d’un bois sacré, lucus, sans faire mention d’un autel, ara, élevé dans ce bois à quelque divinité. Aussi lorsque Tite-Live nous dit en général que les asiles furent le moyen employé d’ordinaire par les anciens fondateurs des villes, vetus urbes condentium consilium, il nous indique la raison pour laquelle on trouve dans l’ancienne géographie tant de cités avec le nom d’Aræ. Nous avons parlé de l’Asie et de l’Afrique, mais il en est de même en Europe, particulièrement en Grèce, en Italie, et maintenant encore en Espagne. Tacite mentionne en Germanie l’Ara Ubiorum. De nos jours on donne ce nom, en Transylvanie, à plusieurs cités.

C’est aussi de ce mot Ara, prononcé et entendu d’une manière si uniforme par tant de nations séparées par les temps, les lieux et les usages, que les Latins durent tirer le mot aratrum, charrue, dont la courbure se disait urbs (le sens le plus ordinaire de ce mot est celui de ville) ; du même mot vinrent enfin arx, forteresse, arceo, repousser (ager arcifinius), chez les auteurs qui ont écrit sur les limites des champs), et arma, arcus, armes, arc ; c’était une idée bien sage de faire ainsi consister le courage à arrêter et repousser l’injustice. Arès, Mars, vint sans doute de la défense des aræ. (Vico).