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c’est que les Grecs observèrent ces caractères poétiques dans le Latium, en même temps qu’ils trouvèrent leurs Curètes répandus dans la Saturnie, c’est-à-dire dans l’ancienne Italie, dans la Crète et dans l’Asie.

Mais comme ces mots et ces idées passèrent des Grecs aux Latins dans un temps où les nations, encore très sauvages, étaient fermées aux étrangers[1], nous avons demandé plus haut qu’on nous passât la conjecture suivante : Il peut avoir existé sur le rivage du Latium une cité grecque, ensevelie depuis dans les ténèbres de l’antiquité, laquelle aurait donné aux Latins les lettres de l’alphabet. Tacite nous apprend que les lettres latines furent d’abord semblables aux plus anciennes des Grecs, ce qui est une forte preuve que les Latins ont reçu l’alphabet grec de ces Grecs du Latium, et non de la Grande Grèce, encore moins de la Grèce proprement dite ; car s’il en eût été ainsi, ils n’eussent connu ces lettres qu’au temps de la guerre de Tarcnte et de Pyrrhus, et alors ils se seraient servis des plus modernes, et non pas des anciennes.

Les noms d’Hercule, d’Évandre et d’Énée passèrent donc de la Grèce dans le Latium par l’effet de quatre causes que nous trouverons dans les mœurs et le caractère des nations : 1° Les peuples encore barbares sont attachés aux coutumes de leur pays ; mais à mesure qu’ils commencent à se civiliser, ils prennent du goût pour les façons de parler des étrangers, comme pour leurs marchandises et leurs manières ; c’est ce qui explique pourquoi les Latins changèrent leur Dius Fidius pour l’Hercule des Grecs, et leur jurement national Medius Fidius pour Mehercule, Mecastor, Edepol. 2° La vanité des nations, nous l’avons souvent répété, les poussee à se donner l’illustration d’une origine étrangère, surtout lorsque les traditions de leurs âges barbares semblent favoriser cette croyance ; ainsi, au moyen âge, Jean Yillani nous raconte que Fiesole fut fondée par Atlas, et qu’un roi troyen du nom de Priam régna en Germanie ; ainsi les Latins méconnurent sans peine leur véritable fondateur, pour lui substituer Hercule, fondateur de la société chez les Grecs, et changèrent le caractère de leurs bergers-poètes pour celui de l’Arcadien Évandre. 3° Lorsque les nations remarquent des choses étrangères, qu’elles ne peuvent bien expliquer avec des mots de leur langue, elles ont nécessairement recours aux mots des langues étrangères. 4° Enfin, les premiers peuples, incapables d’abstraire d’un sujet les qualités qui lui sont propres, nomment les sujets pour désigner les qualités ; c’est ce que prouvent d’une manière certaine plusieurs expressious de la langue latine. Les Romains ne savaient ce que c’était que luxe ; lorsqu’ils l’eurent observé dans les Tarentins, ils dirent un Tarentin pour un homme parfumé. Ils ne savaient ce que c’était que stratagème militaire ; lorsqu’ils l’eurent observé dans les Carthaginois, ils appelèrent les stratagèmes punicas artes, les arts puniques ou carthaginois. Ils n’avaient point l’idée du faste ; lors-

  1. Tite-Live assure qu’à l’époque de Servius Tullius, le nom si célèbre de Pythagore n’aurait pu parvenir de Crotone à Rome à travers tant de nations séparées par la diversité de leurs langues et de leurs mœurs. (Vico.)