Page:Michel Corday - La Houille Rouge, 1923.djvu/41

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Boulevards. Huit heures du soir. La chaussée et les trottoirs sont plongés dans l’obscurité. En contraste, les restaurants illuminés brillent au bas des façades noires. Ils se suivent, souvent côte à côte. À travers les vitrages, le regard pénètre jusqu’au fond de leurs nefs étincelantes. À perte de vue, les dîneurs se pressent, en alignements drus. Pas une place vide. Un coude à coude farouche. Les yeux rient, les fronts luisent, les mâchoires marchent, les garçons voltigent. Et, à quatre-vingts kilomètres de cette formidable goinfrerie, les autres, dans les tranchées, s’enlisent jusqu’aux aisselles dans la boue glacée.

Voilà la belle guerre.

Les journaux illustrés n’ont pas fixé cette vision, ni celle des thés, des cinémas, des théâtres et des music-hall. Et, de même qu’ils laissent ignorer par pudeur les aspects trop joyeux de la vie de l’arrière, ils en laissent ignorer par orgueil les aspects trop misérables. Ils ne montrent pas les intérieurs noyés dans la pénombre, où les lumières doivent être restreintes et les lampes voilées d’étoffe ; ni les devantures de fastueux magasins, piteusement éclairées à la bougie ; ni les trottoirs encombrés jusqu’à l’après-midi de boîtes à ordures, faute