949 Les peintres étaient au travail ; à peine s’ils firent un mouvement en entendant entrer les deux femmes. Jehan, la tête inclinée, peignait un tableau champêtre, le même type sortait de son pinceau : une jeune fille de seize ans, au doux et chaste visage. Cette fois elle était au fond d’un chemin creux, couvert de grandes branches déjà atteintes par l’hiver ; la jeune fille était pâle, un peu diaphane ; on eût dit une apparition plutôt qu’un être vivant. Angèle s’approcha résolument ; le nègre l’aperçut le premier, il poussa un cri d’étonnement ; les deux autres levèrent la tête. Angèle dit Jehan, laissant tomber ses pinceaux. Oui, dit-elle, Angèle, qui ne veut pas que vous la condamniez sans l’entendre. A la hâte, car Mme Marcel pouvait entendre, Fleur-d’Or raconta de si terribles choses que les deux peintres baissaient la tête. Quand Jehan releva la sienne son visage était inondé de larmes. Me Mixlin avait tant vieilli qu’il lui fallut se faire reconnaître. Hélas ! hélas ! disait Jehan ; et il pleurait comme un enfant. Les deux femmes sortirent ; il était temps, elles étouffaient. Angèle entendit en s’éloignant la voix de Jehan qui s’adressait à Lapersonne. que je l’aimais ! Ah pourquoi n’est-elle pas morte ? _ Dire A quelques jours de là, par une belle soirée d’automne, deux jeunes gens simplement vêtus, un jeune homme et une jeune femme, parcouraient les boulevards s’arrêtant parfois pour regarder une chose ou l’autre, causant doucement, comme s’ils étaient libres de s’attarder ou non. Une tranquillité parfaite régnait dans leur démarche, leurs fronts étaient calmes comme leurs regards. On les eût dit parfaitement heureux, c’est qu’ils allaient quitter la vie comme on quitte un vêtement souillé. lls s’en allaient, les pauvres enfants, au sommeil éternel. C’était lâche, mais l’un était un pauvre artiste, l’autre, une femme brisée toute jeune par la douleur ; ils s’en allaient furtivement comme deux amoureux. Mais c’était, les pauvres enfants, vers le froid lit de la Seine. La nuit était tombée ; arrivés sur ce pont de planches qui avoisine la Morgue, ils échangèrent, en regardant l’eau bleuâtre des anneaux de fiancés, le pont était désert, l’heure propice pour s’en aller au fil de l’onde. Le lendemain, à la Morgue étaient une belle fille qu’on reconnaissait avec étonnement pour Fleur-d’Or et un jeune homme autrefois joyeux, le peintre Jehan. Mme Marcel emporta jusqu’à la dernière miette tout ce que possédait la fille de
Page:Michel - La misère.pdf/949
Cette page n’a pas encore été corrigée
949
LA MISÈRE