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LA MISÈRE

911 Combien devaient s’amasser là-bas en Calédonie, d’imprécations sur sa tête. Non seulement, l’amnistie n’avait pas encore eu lieu, mais une partie de cette foule qui devait l’exiger plus tard et y acculer ceux qui en parlaient pour éviter de la faire, croyait les mensonges qu’on lui avait débités sur les vaincus. Est-ce que lui Brodard, allait contribuer à faire passer pour des criminels ses compagnons d’exil ? non, cela ne se pouvait pas. Il marchait à grands pas évitant les chemins fréquentés et quand il trouvait un endroit assez désert, il se jetait la face contre terre, la mordait, comme pour la punir de mettre au monde des êtres pour les dévorer et de sa poitrine gonflée sortaient des rugissements. Quand il rentra le soir, il était calmé : son parti était pris. Ses enfants l’attendaient pour le repas de famille, eux aussi savaient les terribles nouvelles, mais ils n’osaient en parler à Brodard. Les premiers détails des faits passés pendant que Brodard était à l’hospice et qu’il n’avait pu lire à cette époque, étaient consignés avant les faits nouveaux, si bien que le fantastique coup de la noix planait sur la vie entière de Brodard, lui faisant l’effet d’un mirage effrayant. — Il se mit à table avec les autres et sauf son visage bouleversé on l’eût cru dans son état ordinaire, il mangeait pour se donner des forces. Au dessert Brodard tira de sa poche un paquet de journaux et le posa sur la table. Vous savez, n’est-ce pas ? dit-il. Personne ne répondait. Vous n’ignorez pas, continua Brodard, de quoi je suis accusé, il faut que j’aille tout dire ; il faut que la vérité soit connue. Il ignorait que la vérité en cette circonstance était incroyable. Auguste se leva. Père, dit-il, je vais avec toi. Non, dit Brodard, vous avez tous souffert assez longtemps, mes enfants ont été plus malheureux que des chiens perdus, je ne veux plus de cela, parce que nous serions deux inutilement, les miens iraient donc crever au coin des bornes. Je suis seul en cause rien ne m’oblige à dire où sont mes petits, le loup défend les siens ! — Pour cette fois je vous impose ma volonté et vous la respecterez. «  Que rien ne soit changé ici ; demain je prendrai le chemin de ter pour Paris. Ne cherchez pas à m’écrire, ne dites pas où je vais. « Les journaux vous donneront assez de nouvelles, ajouta-t-il avec amertume. – Ne cherchez pas à me faire changer de résolution, vous seriez coupables et vous me tortureriez inutilement. Ils pleuraient autour de lui, baissant la tête. On faisait silence comme autour d’un mort osant à peine marcher. Toto regardait du côté de la porte, où, avec son instinct de brute, il voyait peut-être entrer la fatalité ; il poussa un hurlement sinistre ; une fois déjà il avait hurlé ainsi.