783 L’homme n’ayant pas sommeil ce jour-là, ralluma sa lanterne, approcha la hotte de son lit, et en compagnie de l’enfant, se mit à explorer l’un après l’autre tous les papiers de sa hotte. C’était là, leur cabinet de lecture ordinaire. Un gros paquet de papier à chandelle, noué avec une ficelle, vint au bout du crochet qui leur servait à remuer les fouillis de la hotte. Tiens, dit le petit, un portefeuille de ministre ! Il s’approcha curieusement ; tandis que le chiffonnier, essuyant ses doigts à sa couverture, après avoir dénoué la ficelle, enduite d’engrais divers, s’apprêtait à ouvrir le paquet. C’était un dossier entier, toute la vie d’un individu, depuis l’acte de naissance au nom de Gilbert Karadeuk, né à Saint-Nazaire, le 24 mai 1854 (acte de baptême même, rien ne manquait au digne breton) signé du parrain et de la marraine : Yvon Karadeuk, mineur, et Marguerite Eren, sa femme ; un diplôme d’instituteur reçu en 1876, à Nantes ; des certificats constatant que Gilbert Karadeuk, parcourait tous les hivers, depuis quatre ans, les fermes isolées pour apprendre à lire aux petits gars trop éloignés des écoles communales ; enfin unc lettre expliquant le tout, et encore une poignée de certificats. La lettre était adressée ainsi : « A celui qui trouvera mes papiers. » Elle était longue et diffuse : « Je suis un pauvre maître d’école breton, comme vous l’apprennent mes papiers ; « je sais compter, lire et écrire, je mets à peu près l’orthographe, et pourtant, je ne « trouve pas à me placer à Paris. Pourquoi ne suis-je pas resté dans mon pays ? Mais « < je n’étais pas assez fort pour aller l’hiver de ferme en fermé, par les mauvais « chemins. J’ai voulu faire comme mon oncle Karadeuk, qui est venu à Paris << il y a un an, et sans doute s’est trouvé bien, car il n’est pas revenu, à moins « qu’il n’ait fini comme je vais finir. J’en ai assez de la misère, je ne trouve pas d’ouvrage, et puis, en sais-je faire d’autre que de montrer à lire ? Ce soir, << l’ennui me prend si fort que je n’en ai plus faim. “ << On dit têtu comme un Breton, c’est vrai, je me suis mis en tête de ne plus « souffrir, je ne veux plus traîner mes pauvres jambes, ni dans les fondrières, ni « sur le pavé. Je veux dormir, dormir longuement, je n’en démordrai pas. « Il y a bien dans le catéchisme, que le bon Dieu met en enfer, pour souffrir
- pendant toute l’éternité, ceux qui n’ont pas voulu souffrir jusqu’au bout sur la
« terre : mais ma foi, tant pis ! outre que ce serait pas riche pour un Dieu bon, « cela me changerait, voilà tout ! « Il n’y a plus personne de la famille ; je ne laisserai pas de regrets ; je n’ai << pas d’amis non plus ; on ne faisait guère attention au pauvre maître d’école, si « < ce n’est les gars, pour se sauver à travers les genêts quand ils m’apercevaient. << Mais l’idée me prend de laisser un souvenir à quelqu’un ! Si quelque pauvre « diable plus malheureux que moi, ce que je ne crois pas possible, ou plus cou « < rageux, veut prendre mon nom, que personne ne lui disputera, et mes papiers, << qui sont ceux d’un honnête homme, je les lui donne à seule condition qu’il << soit honnête aussi et sache lire, écrire et compter correctement. << Comme je n’ai pas d’autre chez moi que la rue, j’y dépose ce paquet avant « d’aller dormir dans la Seine.