Page:Michel - La misère.pdf/6

Cette page a été validée par deux contributeurs.
6
LA MISÈRE

— Eh bien ! j’irai, si ça peut te faire plaisir ; là, es-tu contente ?

Elle dit cela d’un petit ton résolu, qui rassura presque la mère. On croit si facilement ce qu’on désire que Mme Brodard se sentait toute soulagée. Elle s’était trompée, pour sûr. Elle était presque heureuse après ce qu’elle avait craint. Elle voulut prendre sa fille dans ses bras, Angèle recula effrayée.

Alors la mère comprit tout. Une sueur froide lui coulait dans le dos, sur les tempes. Pour ne pas tomber, elle dut se cramponner à son lit. Elle voulait parler, mais sa gorge, toute sèche, ne pouvait laisser passer un son. Elle demeurait là, les jambes tremblantes, le visage froid, les mains crispées sur le bois de la couchette.

Angèle, la figure couverte de ses deux mains, était debout devant sa mère. Elle avait l’air d’une statue de plâtre représentant la Douleur.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu dit enfin Mme Brodard, mon Dieu ! Voilà donc le reste !… Voilà donc la récompense de tant d’efforts pour bien faire ?

Elle alla tomber sur une chaise. Elle n’avait plus au visage une goutte de sang. Sans les flammes qui passaient dans ses yeux, on eût pu la croire morte, avec sa tête renversée, sa face livide, ses mains pendantes.

Les petites épouvantées se jetèrent sur leur mère en criant :

— Angèle ! Angèle ! vois donc maman ! viens la secourir !

Angèle vint tomber près de sa mère et se cacha la tête sur ses genoux.

Pendant un instant, on n’entendit rien que des sanglots. Heureusement, les pauvres gens n’ont pas le temps de s’abîmer dans leur douleur. Mme Brodard se remit la première. Elle releva sa fille, la prit dans ses bras et la serrant fortement sur son cœur, lui dit, en la couvrant de baisers et de larmes :

— Console-toi, mon enfant, calme-toi, que personne ne sache notre malheur. Peut-être n’est-il pas irréparable. Je vais conduire les petites à l’école en m’en allant à la tannerie. En attendant, couche-toi, repose-toi, quand je reviendrai tu me diras tout, et nous chercherons ensemble ce qu’il faut faire. Ne t’inquiète pas du déjeuner d’Auguste, je l’apporterai tout cuit.

Angèle promit de faire tout ce qu’on venait de lui ordonner de dire, tout ce qu’on désirait savoir. Pour sûr, elle allait se coucher. La mère pouvait s’en aller tranquillement à son ouvrage.

Toute chancelante encore, la courageuse femme se dirigea vers la table sur laquelle sa fille était occupée à repasser quand elle était venue, elle donna un dernier coup de fer aux tabliers, et les mit aux petites. Elle chercha, et trouva un panier, regarda dedans et vit qu’il y avait du pain, des pommes, et deux morceaux de fromages bien pelés. C’était le déjeuner des enfants, qu’Angèle avait déjà préparé avec un véritable soin de sa mère.

Alors, Mme Brodard se bassina un peu les yeux avec de l’eau fraîche, puis elle appela les deux petites, pour les conduire à l’asile. Avant de s’en aller, Louise et Sophie coururent à leur sœur, et la baisèrent sur les yeux, comme pour en arrêter les flots de larmes qui s’en échappaient.

Angèle les tint longtemps tous deux dans ses bras. Elle ne pouvait détacher mes lèvres de leurs visages.

Au moment où Mme Brodard passait le seuil, la jeune fille, retrouvant tout à