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LA MISÈRE

563 Je ne sais plus comment je m’appelais quand j’étais tout petit ; Pierrot, c’est un nom qu’on m’a donné parce que je montrais toujours la lune. Je ne savais pas me raccommoder dans ce temps-là. On écoutait ; flatté de l’attention qu’on lui portait il se mit gravement à raconter son histoire : dorés. Quand j’étais petit, petit, nous avions une grande maison avec des meubles « Un jour on nous a mis dans la rue, maman et moi. Elle disait c’est les créanciers ! Moi, je ne savais pas ce que c’était, je croyais que c’étaient des bêtes. Aujourd’hui je le sais. « Nous avons marché longtemps, il commençait à faire noir, nous étions perdus ; j’avais bien peur ; il y avait un homme qui nous poursuivait ; nous nous sauvions sans savoir où. « J’avais pris maman par la robe parce qu’elle me lâchait toujours la main. « < Oh ! comme il y a longtemps ! << L’homme nous a rejoints, il en a appelé d’autres et ils se sont jetés sur nous disant que nous leur faisions des signes ; ce n’était pas vrai puisque nous nous sauvions. • << Ils ont emmené maman ; moi, je me suis sauvé. Il y avait une niche à chien derrière une palissade ; elle était vide, je me suis mis dedans pour dormir. « Le lendemain matin je me suis éveillé entre les pattes d’un dogue qui me léchait la figure ; il avait l’air si bon que pendant plus de huit jours j’allais tous les soirs coucher dans sa niche. « Nous nous aimions bien ; je rongeais les os qu’il laissait. Un jour, un gros monsieur m’a aperçu. Il a battu le chien, et moi je n’ai plus osé retourner. « Je n’avais plus de niche ! heureusement, j’en trouvais quelquefois d’occasion ; on peut coucher sous les ponts ; on y est très bien. Il y a aussi les maisons qu’on mollit ou qu’on démolit, et le jour on mendie. « Quelquefois on me donnait des habits. < Mais un jour on m’a arrêté et on m’a amené ici ; j’ai été des années et des années dans une maison de correction ; tout à coup on m’a mis en liberté. M. Nicolas avait besoin de moi pour faire des commissions. « Vous savez bien, M. Nicolas ! il me prend ici de temps en temps, il m’envoie faire ou dire toutes sortes de choses, et puis, quand il n’a plus besoin de moi, on m’oublie dans la rue, on me ramène ici et il revient encore me chercher. Même qu’il m’a promis son tricot de laine après l’hiver. » • Le vieux vagabond aux grands bras décharnés, qui avait écouté avec attention les divers récits, s’écria : N’est-ce pas toujours la même histoire ? Qu’on fasse donc le procès à la corruption, le procès à l’abandon, le procès à la faim, ce sera plus juste que le procès aux affamés et aux abandonnés. La faim chasse le loup hors du bois. C’est vrai dirent bien des voix. Et le procès aux affameurs, ajouta Philippe.