Page:Michel - La misère.pdf/422

Cette page n’a pas encore été corrigée
422
LA MISÈRE

422

de Navets, la fille aînée s’abîmait de travail sans arriver à fournir même assez de pain au ménage et les deux petites, affamées comme des loups, fourrageaient dans les paniers de leurs camarades ; si bien qu’on avait failli les renvoyer de l’école. Et pourtant, les religieuses ne les avaient pas trop maltraitées pour ces vols de tartines. Quoi d’étonnant que des enfants élevées comme ça eussent de mauvaises habitudes. Elles avaient un père, un frère en prison ! Une sœur !… Il fallait seulement prier pour elles ! Dieu seul pouvait remettre dans la bonne voie celles que les mauvais exemples de la famille entraînaient à leur perdition. On avait fait des neuvaines à la Vierge Marie, des neuvaines malgré lesquelles les petites gangrénées avaient encore été surprises volant des poires dans un cabas. Si elles avaient faim, ces mauvaises fillettes, est-ce qu’elles ne devaient pas demander aux bonnes sœurs ? Les bonnes sœurs étaient les servantes de la Providence divine. Voilà ce que faisait semblant d’ignorer toute la méchante race des communards. Pas de danger que M™ Brodard se soit dérangée pour venir recommander ses petites aux filles de Saint-Vincent-de-Paul. Jacques Brodard avait enfin reçu la visite de sa femme et de sa fille aînée. Magdeleine n’avait pas voulu conduire les petites à la prison. Ce n’était pas là qu’elles devaient voir leur père, bien sûr. L’entrevue avait été ce qu’elle devait être un déchirement pour ces pauvres créatures qui se retrouvaient vieillies, flétries, méconnaissables, après quelques années d’absence. Magdeleine ne reconnaissait plus son mari. Sa physionomie était toute changée. Il avait dans les yeux des éclairs qu’elle n’avait jamais vus, et avec ça, pourtant, quelque chose de tendre qu’elle ne connaissait pas. L’absence avait fait de la lumière sur cette tête pâle. Jacques de son côté n’en revenait pas de voir sa femme avec des cheveux gris, le visage émacié, les yeux creux, les joues blêmes !… Il l’avait quittée dans l’épanouissement de sa beauté, dont à peine il retrouvait un faible vestige dans cette figure de poitrinaire qui posait là, devant lui, comme le fantôme de son bonheur domestique. Et sa fille ! Était-ce bien elle, aussi ? Était-ce là cette innocente qu’il voyait passer dans ses rêves, là-bas, à la presqu’île Ducos ? Comme la honte semblait imprimée dans son triste sourire ! Avait-elle l’air assez accablée. Comme le mal. heur l’avait mûrie ! Elle était mère déjà ! Cela ne pouvait sortir de la tête de Jacques. Mais il n’en voulait pas à son Angèle. Il devinait ce qui avait dû se passer. Et il la serrait sur sa poitrine en murmurant : « Ma fille ! ô ma fille !… Misérable Etienne ? » La colère et l’amour se disputaient son être, faisant en même temps bouillonner son sang et épanouir son cœur. Elle, la jeune victime, cachait sa tête sur l’épaule de son père, et lui, sentait les larmes de la pauvrette à travers sa blouse et sa chemise, filtrer sur sa peau. Il se repentait d’avoir cédé à un entraînement paternel. Non, son devoir était de revenir le plus tôt possible dans sa inaison pour alléger les pauvres femmes