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LA MISÈRE

d’un côté se décousait de l’autre, dans sa position. Elle venait de passer quatre mois à l’hôpital et maintenant que son fils était un vrai soutien, que la famille commençait à pouvoir manger son content, voilà qu’Angèle, l’aînée de ses filles, était tombée malade à son tour. Elle avait dû tant trimer, pendant que sa mère n’était pas là au lavoir, au ménage, à l’atelier, partout. Cette petite l’inquiétait bien. Mon Dieu ! qu’avait-elle donc ? Une enfant qui ne lui avait jamais donné que de la joie ! dont toujours on avait été si content à l’école et à la tannerie.

Et la mère énumérait dans sa tête toutes les qualités de sa fille :

Elle savait si bien faire le ménage ! Avec ça, adroite comme une fée, dans la teinture des peaux, — même que M. Rousserand, le patron, n’en revenait pas, — et courageuse, et jolie, et gaie comme une fauvette. Une petite mère pour ses sœurs, un éclat de rire pour la maison, un rayon de soleil, quoi !

Oui, c’était ainsi, il n’y avait pas bien longtemps encore. Maintenant c’était plus ça, bien au contraire : Angèle était pâle, triste et muette. À force d’y penser, Mme Brodard se souvint pourtant que la tristesse d’Angèle ne datait pas du départ de sa mère pour la Pitié. Elle l’avait vue toute chose, quelque temps avant, mais elle avait pensé que la petite avait peut-être les pâles couleurs de l’anémie. On mangeait si peu depuis le départ du père. Et maintenant, qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?

« Oh ! il faut que je le sache » se disait la pauvre mère. « Il doit y avoir autre chose qu’une maladie, dans ce profond abattement de mon Angèle. Si c’était une petite coureuse, je pourrais penser… mais non, c’est impossible, elle ne connaît personne. À la tannerie, il n’y a que des ouvriers, des camarades de son père. C’est pas ceux-là qui la détourneraient du droit chemin… Et pourtant, quelle mauvaise idée !… Non ! non ! elle est trop sage, trop modeste. Mais enfin, qui sait ? Il y a tant de canailles qui n’ont rien à faire. On n’entend parler que de monstres souillant des enfants ! Oh ! si c’était vrai !… Ma petite, ma belle petite, mon innocente petite !… »

Mme Brodard était arrivée dans la rue Censier, devant sa tannerie. Mais elle n’entrait pas. Elle était bouleversée par l’idée qui lui était venue, par les suppositions qu’elle avait faites.

« — Non, » dit la pauvre mère, parlant toute seule, comme il arrive quand on oublie tout, excepté sa peine, — « non ! je ne pourrais pas travailler avec ce doute dans l’esprit. Ça ne peut pas durer comme ça, il faut que je sache, il faut qu’elle me dise… Qu’est-ce que ça me fait de perdre une heure ou deux ? C’est mon devoir de veiller sur ma fille ! Et si elle était tombée !… Ce serait encore mon devoir de le cacher. Ah ! Dieu fasse que ça ne soit pas ! »

Elle cherchait à se rassurer et, tout en retournant sur ses pas, elle voulait croire qu’à force de vivre dans le malheur elle en avait comme une habitude, une espèce de besoin. C’était idiot, tout ce qu’elle avait supposé.

Mme Brodard remonta l’avenue, entra dans la rue Croulebarbe et enjamba ses escaliers quatre à quatre. Elle était chez elle.

Le logis était pauvre, les chambres étroites, les meubles vieux, mais l’ordre et la propreté qui entretenaient tout cela, le rendaient agréable à voir.