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Clara monta l’escalier lentement, s’arrêtant à chaque étage pour se reposer, car elle était bien lasse et bien émue. Arrivée dans sa chambre, elle s’assit sur son petit lit enveloppé d’un drap blanc, soigneusement tendu. Au fond de l’horizon le soleil se couchait dans un ciel d’un bleu tendre velouté, sur lequel se découpait en vif une forêt de cheminées empanachées des fumées du soir. C’était l’heure du dîner, l’heure des réunions de famille. Il entrait par la fenêtre ouverte, une lumière qui vernissait d’or tout le mobilier de l’ouvrière. Elle n’avait plus d’ouvrage, plus de logement, plus d’ami. Tous ceux qui la connaissaient la regardaient comme une fille de mauvaise vie. Eh bien ! que devait-elle faire ? Il ne lui restait plus qu’à mourir. Elle était seule au monde, personne n’avait besoin de sa vie, elle pouvait en disposer. Elle le pensait, du moins. Clara regardait avec d’inexprimables serrements de cœur, sa petite pendule de bois noir, entre les bustes désolés de l’Alsace et de la Lorraine qui décoraient sa cheminée, garnie d’une nappe brodée comme un autel et embellie de fleurs artificielles récemment achetées. Machinalement, elle écoutait chanter sa linote et des larmes, de grosses larmes d’enfant lui coulaient des yeux en songeant que cet oiseau était comme elle un exilé. Elle lui ouvrait la cage en disant : Tu as des ailes, retourne dans les forêts d’Alsace. L’oiseau s’envola et Clara ferma la fenêtre. Elle chercha dans sa commode et y prit un vieux jupon de coton rouge qui avait appartenu à sa mère. Elle le baisa, le déchira par petites bandes, en calfeutra porte et fenêtre ; tira de la cheminée son petit réchaud qu’elle poussa au milieu de la chambre, l’emplit de charbon de bois et, cela fait, remit de l’ordre dans les moindres coins, épousseta, rangea tout. La nuit venait, l’ouvrière s’assit en face de la fenêtre, la tête renversée sur le dossier de sa chaise, les yeux levés vers le ciel, elle pensait. Elle pensait au temps où, toute petite et ignorante des fureurs et des injustices des hommes, elle jouait le soir avec ses frères, devant la porte de leur maison. Son père et sa mère, assis sur le banc, dehors, causant avec les voisins, en tillant le chanvre. Comme tout sentait bon autour d’eux, que d’air, que de jour ! que d’espace ! que de verdure ! Et quel calme ! on vivait de si peu et l’on était content. Et la vie s’écoulait doucement, doucement comme l’eau paisible d’un ruisseau. Le père était tisserand. Il gagnait assez pour les siens et il chantait tout le long du jour en poussant la navette, accompagnant de la voix, le bruit cadencé du métier. La mère était bonne ménagère, les enfants tant aimés et si bien tenus ! Ah ! cette guerre ! cette funeste guerre qui était venue tout détruire ! Et pourquoi ? Est-ce qu’on le savait, seulement ?