131 Elle n’en finissait pas, la pauvre Magdeleine, de tourner et de retourner dans sa tête endolorie mille suppositions terribles qui y roulaient comme des boules de plomb, lui meurtrissant la cervelle. Quand elle cessait de penser à Auguste et à son mari, au manque d’ouvrage et à ce qui allait s’ensuivre, c’était pour s’inquiéter d’Angèle. « Mon Dieu ! mon Dieu ! » se disait Mme Brodard « pourquoi ne suis-je pas allée avec Olympe ? cette bonne mais folle créature était-elle en état de guider quelqu’un ? Dans une telle compagnie, ma fille ne pouvait courir que de mauvaises chances ! Elle se repentait d’avoir été faible par bonté d’âme. Dans la crainte de froisser une pauvre fille perdue, voilà, elle compromettait son enfant. Mon Dieu ! mon Dieu ! que c’était bête ! Et la petite ? Encore un déchirement pour Magdeleine. Ce pauvre chou ; comment n’en aurait-elle pas été inquiète, puisqu’on s’attache à n’importe quelle bête qu’on élève, n’est-il pas naturel de s’attacher à un petit enfant qui vous tient de si près, surtout quand c’est un amour, comme cette Lize. C’était jeudi, Sophie et Louise n’allaient pas à l’école ; assises toutes deux, sur le même banc, près de la fenêtre, elles regardaient tristement passer les nuages dans le ciel. Ne sachant pas s’il y avait encore du pain à la maison, elles ne demandaient rien. Dans la misère, l’expérience mûrit vite, même chez les enfants. Le père Henri ayant déjà terminé sa tâche de balayeur, était venu offrir à sa nièce de l’accompagner partout où elle croirait bon d’aller pour son mari. Le pauvre vieillard était bien abattu, au fond, mais il feignait de ne pas l’être et quoiqu’il fut payé pour en douter, il affectait une certaine confiance dans la justice des hommes. Par exemple il était de plus en plus furieux contre la mauvaise race des patrons. Ce qui ne l’empêchait pas d’ajouter : « tout ce qui est violent ne dure pas. » Il aimait les maximes, et il en débitait en veux-tu en voilà pour prouver que la « situation changerait, qu’il y aurait une détente dans le sort. » « C’était pas Dieu possible autrement ! » Magdeleine écoutait toutes ces paroles judicieuses, sans en être autrement rassurée. En entendant du bruit dans l’escalier, elle eut un éclair de joie, croyant que c’était Angèle qui revenait. Elle faillit s’évanouir en revoyant Auguste. La mère et le fils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, confondant leurs larmes, s’embrassant, sans pouvoir dire un mot. Les petites, toutes joyeuses de revoir leur frère, le tiraient par le vieux tricot que le maître d’école lui avait prêté. Les deux balayeurs s’étaient serré la main en silence et Léon-Paul, assis près de son vieil ami, contemplait, les yeux humides, cette scène de désolation dans laquelle les innocents jouaient le rôle principal. Le premier moment d’effervescence et de douleur passé, le petit Brodard raconta à sa mère et à son oncle ce qu’il devait à Léon-Paul. Est-il besoin de dire de quelle manière le bon maître d’école fut remercié par
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LA MISÈRE
