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LA MISÈRE

13 dissimulait le plus qu’elle pouvait. L’air libre, le grand jour de la rue redoublaient sa honte. Mme Brodard tenait l’enfant sur ses genoux ; elle l’embrassa à plusieurs reprises, donnant à son tour à la pauvre petite le baptême des larmes que tant de fois déjà elle avait reçu de sa mère. Mme Brodard se disait qu’elle était grand’mère, grand’mère à trente-cinq ans. Et, n’était la circonstance, elle ne se sentait pas trop jeune pour ça. Car, vrai, c’est surtout le mal qu’on se donne, les peines qu’on a, la misère qu’on traîne, qui vous vieillissent. Voilà ce qu’elle pensait. Madeleine Brodard, quand tout attendrie, elle regardait sa petite fille, sentant bien qu’elle l’aimait malgré tout. Pauvre trognon, ça entrait dans le monde par une fausse porte. Eh bien ! à qui la faute ?… A l’arrivée d’Angèle, les petites Louise et Sophie, se précipitèrent vers elle en criant et frappant dans leurs mains : La voilà ! la voilà ! voir ! C’est vrai, c’est vrai elle nous apporte une sœur : — Fais voir !… Fais Où l’as-tu achetée ? Combien te coûte-t-elle ? C’étaient des questions à n’en plus finir et des cris et des démonstrations de joie. Pourquoi es-tu restée si longtemps ? Et elles embrassaient Angèle, et toutes deux se poussaient, cherchant à se sir de la petite Liza. Le garçon, lui, le visage contracté, regardait cette scène, sans dire une parole. Angèle, qui venait de s’étendre sur le lit de sa mère, appela doucement : Auguste ! Auguste ! Et elle tendait vers lui des mains de cire blanche. Auguste vint lentement. C’était un beau garçon de seize ans, maigre, nerveux, avec un visage pensif, des yeux profonds. Ce n’était pas le gamin rieur, qui lance son esprit en pétards au nez des bourgeois. Auguste était une de ces productions hâtives auxquelles la misère fait porter des fruits qui n’ont passé par aucune fleur. Depuis l’âge de huit ans, il travaillait dans la tannerie de M. Rousserand. Il y avait de l’homme, et de l’homme malheureux sur le front de cet adolescent. Auguste n’avait pas eu d’enfance. Il bûchait sans fin ni trève, tout le long du jour ; le soir, il allait à l’école. Le dimanche, il s’occupait à la maison avec sa mère et Angèle, quand Angèle était là. Lorsqu’elle s’en était allée, il ne savait pourquoi, le pauvre gamin avait pleuré toutes les larmes de ses yeux. C’est au point que le contre-maître lui avait dit d’avoir à fermer les robinets de ses fontaines, sans sans quoi il le ficherait à la porte. « Ça gâtait le lustre des peaux. Le patron n’entendait pas ça. » Auguste était lisseur. Vrai le patron ! il lui en flanquait sur le dos, cette canaille de coutrematu M. Rousserand ? Mais, c’était la bonté même !… Bien loin de chasser Auguste, il l’avait augmenté de cinq sous par jour, et, si cette petite vaurienne d’Angèle n’avait pas fait la farce de s’en aller, elle gagnerait maintenant ses trois sous de l’heure. Avant sa fugue, elle en gagnait deux, rien que ça. Pour une gamine qui vomissait rien qu’à mettre ses doigts dans l’urine des teintures, est-ce que c’était