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MICHEL-ANGE.

une belle chose, de sorte que personne ne regarderait plus les chambres peintes par Raphaël ; que cette salle produirait une stupéfaction générale et qu’il n’y aurait pas une plus belle œuvre de peinture depuis les anciens jusqu’à nous. Il m’a demandé ensuite si j’avais lu votre lettre. Je lui ai dit que non. Il en a ri beaucoup, comme s’il s’en moquait, et, avec de bonnes paroles, je partis. Depuis, j’ai appris de Baccio de Michelagnolo [1], qui fait le Laocoon, que le cardinal lui a montré votre lettre et l’a montrée au pape, qu’il n’y a pour ainsi dire pas d’autre sujet de conversation que votre lettre dans le palais et qu’elle fait rire chacun. Baccio m’a dit, comme un grand secret, que la figure de ces élèves de Raphaël ne plaît pas au pape, et pourtant Jean-Baptiste de l’Aquila, le Dataire et aussi le cardinal de Sainte-Marie-in-Portico avec messire Giovanni Matteo voudraient qu’elle lui plut, mais en réalité elle ne lui plaît pas. À dire vrai, cette salle n’est pas un travail de jeunes gens, elle ne convient qu’à vous. Ne vous étonnez pas que je ne vous aie pas écrit plus tôt ; j’attendais que le compère Leonardo fût arrivé à Florence et qu’il eût causé avec vous de ce dont il a causé avec moi. C’est, en effet, l’œuvre la plus importante et la plus belle et la plus à propos que l’on puisse imaginer, et l’on y gagnerait beaucoup d’honneur et d’argent, si vous vouliez vous en charger. Je crois qu’on y veut mettre toutes les histoires de batailles, et ce ne sont pas là des travaux de jeunes gens. Vous savez bien, vous, quelle est leur importance. Il ne faut pas que vous ayez désormais le moindre soupçon à mon égard ; vous m’aurez toujours à vous, bouilli ou rôti. À ce sujet, je ne vous dirai pas autre chose, vous êtes le maître de tout.

Quant au désespoir, grâce à votre affectueuse lettre, — car en vérité un père ne pouvait écrire mieux à son fils, — et après ce que m’a dit notre compère Leonardo, je m’étais calmé et je vivais en paix, travaillant volontiers et avec amour. Maintenant, il m’est survenu un chagrin tel que je ne puis vivre : il est bien pis que le premier. Mon compère, je vous en prie par l’amitié qui nous unit et par l’amour de Jésus-Christ, veuillez savoir de messires Domenico Boninsegni et Benedetto Strozzi, son beau-frère, d’où vient qu’ils ne veulent pas finir de me payer. Vous savez avec quelle honnêteté je me suis comporté, par amitié pour vous et aussi par affection pour Monseigneur Révérendissime ; car je leur ai donné au moins deux cents ducats du mien et j’ai consenti à être payé comme ils ont voulu, le compère Leonardo vous le dira. À présent il me reste dû soixantre-trois ducats, et j’ai reçu un tiers. Ils m’ont dit que messire Benedetto Strozzi leur a écrit de ne pas me payer. Je voudrais bien en apprendre seulement la raison, et, pour vous le dire à vous, j’ai été sur le point de prendre querelle avec un des fils de Bernardo Bini, parce que je sais qu’ils ont la cédule de Benedetto Strozzi, l’ordre de me payer, et ils disent qu’ils ne la trouvent pas. Cela m’a fait penser qu’il y avait là de la méchanceté. Je me rappelle encore avoir vu une lettre de Mes-

  1. Baccio Bandinelli, sculpteur florentin, né en 1487, de Michelagnolo di Viviano da Gajuole, orfèvre de la maison des Médicis. Ami de Léonard de Vinci et rival de Michel-Ange, il copia et lacéra ensuite le carton original de la Guerre de Pise que Buonarroti avait composé pour la salle du Conseil de la Signoria où, de son côté, le Vinci avait fait le carton moins renommé de la Bataille d’Anghiari. Cet artiste de valeur porta, toute sa vie, la lourde responsabilité ou tout au moins le soupçon persistant de cette faute, jusqu’à sa mort, qui arriva en 1559.