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INTRODUCTION

charnels qui ne savent entendre, de l’amour de beauté, que ce qui est lascif et déshonnête, ont pu ne pas comprendre cette passion de Michel-Ange. Alcibiade jeune et beau ne fut-il point aimé chastement par Socrate et, quand il se trouvait à ses côtés, n’accoutumait-il pas de dire qu’il y restait comme aux côtés de son père ? Plusieurs fois, j’ai entendu Michel-Ange raisonner et discourir sur l’amour ; et j’ai ouï dire par ceux qui étaient présents à ses conversations, que le maître ne parlait pas autrement de l’amour que Platon n’en a écrit dans ses livres. J’ignore ce que Platon en a dit, mais je sais bien, pour avoir longuement et familièrement pratiqué la compagnie de Michel-Ange, que je n’ai jamais entendu sortir de sa bouche que des paroles honnêtes qui avaient la force d’éteindre dans un cœur de jeune homme tout désordonné et effréné désir. On peut prouver encore qu’en lui ne naissaient point les désirs laids, par cet amour qu’il portait non seulement à la beauté humaine, mais universellement à toute chose belle, à un beau cheval, à un’beau chien, à un beau paysage, à une belle plante, à une belle montagne, à une belle forêt, à tout site et à toute chose belle et rare en son genre, qu’il admirait avec de merveilleux transports. Ainsi il cueillait le beau dans la nature, comme l’abeille cueille le miel dans les fleurs, pour s’en servir ensuite dans ses œuvres ; et c’est ce qu’ont toujours fait ceux qui, dans la peinture, ont mérité quelque louange. Le maître antique qui voulut faire une Vénus ne se contenta pas de voir une seule vierge, mais il voulut en contempler beaucoup ; et, prenant à chacune sa forme la plus belle et la plus accomplie, il s’en servit pour composer en entier sa déesse. En vérité, quiconque, hors de cette voie où se trouve la vraie pratique de beauté, pense parvenir à quelque élévation dans les arts, se trompe grandement.

LXV. — Michel-Ange a été toujours très sobre dans sa vie, usant des mets plutôt par nécessité que par goût, surtout quand il était à l’ouvrage. Alors il se contentait le plus souvent d’un morceau de pain, qu’il mangeait même en travaillant. Il en use de même à présent que l’âge plus avancé l’oblige à vivre avec plus de soin. Plusieurs fois, je l’ai entendu me dire : « Ascanio, pour si riche que j’aie été, j’aie toujours vécu comme un pauvre ! » S’il mangeait peu, il ne dormait pas davantage. Le sommeil ne lui profitait pas, et, comme il le disait, il lui arrivait rarement de se livrer au sommeil sans y prendre mal à la tête. Un sommeil prolongé lui fatiguait l’estomac. Pendant qu’il était de santé plus robuste, il dormait le plus souvent habillé et les guêtres aux jambes, dont il usa toujours (soit en raison des crampes dont il a souffert continuellement, soit pour d’autres raisons) ; il lui est même arrivé, certaines fois, de prendre tant de peine à se les retirer, qu’avec ses bottes il enlevait la peau. Il ne fut jamais avare d’argent et ne pensa jamais à entasser des écus, content de ce qu’il lui fallait pour vivre honnêtement ; si bien que, sollicité par de riches personnes à donner quelque ouvrage de sa main contre de larges promesses, rarement il l’a fait. Quand il le faisait, c’était plutôt par amitié et bienveillance, que dans l’espoir d’en être récompensé.

LXVI. — Il a donné beaucoup d’autres choses qui, s’il les avait voulu vendre, lui auraient rapporté de fort grosses sommes. Telles, entre autres, ces deux statues[1] qu’il offrit à messer Roberto Strozzi, son grand ami. Et il

  1. Les deux Esclaves dont veut parler ici Condivi et qui devaient faire partie du tombeau