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MICHEL-ANGE.

Lottino, messer Tommaso Del Cavalieri et d’autres honorés gentilshommes sur lesquels je ne m’attarderai pas davantage. À la fin il a particulièrement fréquenté Annibal Caro, au sujet de qui il m’a dit qu’il regrettait de ne l’avoir pas plus tôt connu, l’ayant trouvé tout à fait à son goût. Il aima grandement la marquise de Pescara, dont il s’était épris pour son divin esprit. En réciproque, il en était aimé éperdument. Il possède encore beaucoup de lettres pleines d’un amour honnête et très doux, dignes d’être sorties d’un tel cœur. Il avait écrit pour elle maints sonnets, pleins de génie et de tendres désirs. Elle était revenue plusieurs fois de Viterbe et d’autres lieux où elle allait passer l’été ; et quand elle venait à Rome, elle n’y avait d’autre raison que de voir Michel-Ange. De son côté, il avait un tel amour pour elle que je me souviens de lui avoir entendu dire qu’il n’avait pas eu de plus grande douleur en ce monde que de l’avoir laissé partir de cette vie sans lui avoir baisé ni le front ni le visage, mais seulement la main. Cette mort le laissa longtemps hébété et comme fou. À la demande de cette dame, il avait fait un Christ nu, quand il est descendu de la croix. Comme un corps mort abandonné, il serait tombé aux pieds de sa très sainte mère, s’il n’avait pas été soutenu sous les bras par deux anges. Sa mère, assise sous la croix avec un visage larmoyant et triste, lève au ciel ses deux mains et ses bras grands ouverts, selon ce vers qu’on lit écrit sur un tronçon de la croix :

Non vi si pensa quanto sangue costa [1] !

La croix est semblable à celle qui était portée en procession par les Bianchi, pendant la peste de 1340, et qui fut ensuite déposée dans l’église de Sainte-Croix de Florence. Il fit encore, par amour pour cette dame, le dessin d’un Christ en Croix, non plus mort comme on le représente d’ordinaire, mais le visage levé vers le Père en divine attitude, quand il dit : Heli ! heli ! On y voit ce corps, non plus comme mort et tombant abandonné, mais vivant encore et ressentant l’atroce supplice qui le fait se tourmenter.

LXIV. — Comme il avait goûté les conversations des savants, il avait aussi pris plaisir à la lecture des écrivains tant en prose qu’en vers. Entre tous, il admirait particulièrement Dante dont l’admirable génie le charmait, au point qu’il l’avait tout entier retenu de mémoire. Il n’appréciait pas moins Pétrarque. Et il ne lisait pas seulement ces grands maîtres, mais il composait aussi parfois, comme eux. Maints de ses sonnets donnent une très bonne preuve de sa grande invention et de son jugement sûr ; quelques-uns en ont été même commentés par des discours et des considérations de Varchi. Mais il ne se livrait à la poésie qu’en dilettante, se défendant d’en faire profession, s’abaissant même toujours jusqu’à demander excuse en ces matières pour son ignorance. Il a également bien étudié et lu avec attention les Saintes Écritures de l’Ancien et du Nouveau Testament, et aussi les discours de Savonarole, pour qui il eut toujours une vive affection et dont il avait conservé en mémoire le souvenir de son ardente voix. Il a également aimé la beauté du corps, comme un artiste qui l’apprécie supérieurement. Certains hommes

  1. « Ne pas penser au prix que ce sang a coûté ! » (Michel-Ange, sonnet.)